Il est des Syriens qui ne se résignent pas à se mettre pieds nus pour se réfugier au-delà les frontières. Je suis de ceux-là. Dans ma ville d’Alep assiégée, mon église et le centre social protestant n’ont jamais baissé les rideaux sous les roquettes quotidiennes.

Mon premier geste au réveil : un regard par la fenêtre sur le sol de la cour. S’il présente des traces d’humidité, c’est que l’eau de la Ville est là. Il faut alors faire vite. Je cours remplir la citerne et notre clinique aujourd’hui sera opérationnelle, même si des roquettes vont tomber à 100 m, à 10 m ou à 3 m d’ici. Avec l’eau, peut-être même nous aurons droit aussi à l’électricité, un peu de carburant, quelques légumes… Depuis quatre ans nous survivons de la sorte. Le plus difficile à chaque matin qui vient : les nouvelles de la nuit. Qui a été tué ? Qui a quitté sa maison détruite ? Souvent ce sont des proches, des membres de notre communauté. Le soulagement surgit en groupe, lorsque chacun prend la parole et se confie, quand nous célébrons en arabe le dimanche, en arménien en semaine. Constater jour après jour la persévérance de ma femme, qui part enseigner à Béthel, et celle de mes deux filles, qui rejoignent les bancs de leur école, est pour moi un signe d’espoir.

Plus mon pays est attaqué, plus je m’attache à lui. Je ne peux l’expliquer. La guerre provoque beaucoup de divorces, mais aussi beaucoup de réconciliations dans les familles. Moi, je suis redevenu un ado, amoureux passionné de ma terre. Mes pensées se font profondes, réfléchies, sages. Pour autant, je ne me sens pas dans la peau d’un héros. Puisse ce même amour gagner les Syriens, les faire rester au pays. Se réfugier, une solution à court terme, c’est faire un cadeau à l’ennemi qui ne cherche qu’à vider la Syrie de ses habitants. Mais, à la longue, la guerre peut changer les choses. Si demain Daesh entre dans Alep, ce qui est une réelle possibilité, tout sera différent.

La Bible, entre autres les psaumes, est pleine de la mémoire des réfugiés, avec des mots écrits dans la fournaise des tragédies, celles même que nous vivons aujourd’hui. Ainsi nous rentrons facilement dans ces textes aux mots dépouillés, ils nous parlent plus que jamais. Je suis devenu un pasteur autre durant la guerre. Je constate que les gens sont plus égaux, je les comprends mieux, les mots la plupart du temps ne sont plus nécessaires. Notre condition de vie nous amène à être beaucoup plus ensemble. L’arrogance humaine, le plus grand des péchés, est la toute première victime de la guerre.

Cela fait quatre ans que la paix n’est pas au rendez-vous. La guerre dure plus longtemps que prévu, car l’ennemi est déterminé et nous Syriens, nous relevons le défi et résistons. Sur les murs d’Alep, je vois au quotidien les traces des violences, celles écrites de chair et de sang. Elles révèlent notre destin tragique dans toute notre inhumanité et, en même temps, une intervention divine. Partout, je vois un chaos catastrophique, et j’y vois Dieu disant : « Que la lumière soit. » Dans notre quartier, quand dans une seule journée, tombent 37 roquettes envoyées par de nombreux terroristes venus du monde entier, prétendant se battre pour la destruction de notre état infidèle avec le but d’y établir l’état islamique, où nous situons-nous ? Est-ce bon pour nous qui suivons le crucifié ? Je crains que non ! On attend bien plus de notre part. Au commencement, il ne peut y avoir autre chose que la révélation de la croix.

Propos recueillis par A.H., octobre 2015