En rebond de la réflexion de Jacob Rogozinski au sujet de l’accueil des étrangers, nous avons sollicité le philosophe Gérard Mairet pour analyser la notion de souveraineté.

Qu’on la chérisse ou la déteste, qu’on la tienne pour un trésor immémorial ou quelque désuétude à rejeter, la souveraineté dans le débat public européen tient le premier rôle. Gérard Mairet, philosophe, nous en décrit les caractéristiques à l’occasion de la parution de son livre : « Qu’est-ce que la souveraineté ? » (Folio essais, 315 p. 9,40 €).

« La civilisation européenne a été, d’une certaine façon, mise en mouvement par le concept de souveraineté, remarque-t-il en préambule. Je veux dire par là que l’idée de souveraineté a son origine dans le travail de Machiavel pour qui toute construction d’un ensemble politique – il n’était pas encore question, au XVe siècle, de parler d’un Etat au sens actuel du terme – suppose l’existence d’une souveraineté, ce qui implique de savoir ce que c’est, de quelle manière on la conserve et comment on la perd. »

Une définition de la souveraineté

Vaste programme, que prit en charge un contemporain de Montaigne, le philosophe et théoricien Jean Bodin. Catholique hostile aux persécutions contre les protestants – n’était-ce pas un chic type ? – il publia « Les six Livres de la République » en 1576, ouvrage complété l’année suivante par un « Recueil de tout ce qui s’est négocié en la compagnie du tiers Etat de France ». Il passe pour être le véritable inventeur de l’idée de souveraineté en en concevant la spécificité (relativement aux formes politiques du passé) et en en définissant l’extension. 

« Pour lui, la vie de toute communauté politique ordonnée à la puissance souveraine s’établit à l’intérieur d’un espace territorial identifié, fermé par des frontières, souligne Gérard Mairet. C’est là une notion entièrement nouvelle, puisque cette territorialité doit être finie, ses limites étant dessinées par la guerre avec le pays voisin. »

Un nouvel ordre du monde

Les conflits militaires, jusqu’alors, passaient pour des affrontements de seigneurs ou  de seigneurs d’un autre rang : les rois. La configuration politique change avec le triomphe d’une entité politique commune, aux frontières identifiables par tous : l’Etat. La notion de souveraineté traduit ce nouvel ordre du monde.

A-t-elle un sens aujourd’hui, quand les échanges commerciaux traversent les frontières et que les entreprises nationales fusionnent avec d’anciennes concurrentes ?

Nombre de responsables politiques et d’essayistes réclament  un retour à la souveraineté traditionnelle, quand d’autres considèrent qu’il faut aller plus loin.  

« Je ne sais pas répondre à la question de savoir si la mondialisation crée, comme en retour de bâton, le retour de la souveraineté, mais je constate qu’elle suscite un retour du désir de souveraineté, note Gérard Mairet. C’est la construction européenne qui le provoque parce qu’elle donne à penser aux peuples qui la composent qu’ils ont perdu leur nation, leur Etat, leur destin. » Sur ce point, chacun peut comprendre que les gens soient tentés par un retour à la situation antérieure – par ailleurs en grande partie fantasmée, parée de toutes les vertus quand elle était marquée, d’abord, par des guerres épouvantables.

Un ensemble politique commun

Mais pour Gérard Mairet, cette hypothèse n’est pas crédible : « Il faudrait, pour cela, que l’on revienne à des territorialités closes, des juxtapositions de souverainetés, qui pourraient vivre en se conservant dans leurs particularismes. Or, la guerre en Ukraine le démontre, aucune des nations qui composent l’Union n’est capable, individuellement, de soutenir les victimes de l’agression russe, pas même la plus grande puissance militaire du continent, la France. Seul un ensemble politique commun le peut ».

Cette situation ne donne-t-elle pas des arguments à ceux qui préconisent d’aller plus loin dans l’intégration européenne ? Une fois encore, on peut douter : les spécificités nationales demeurent et, pardon pour le cliché, les racines des particularismes sont trop profondes pour disparaître, même en cinquante ou soixante ans.

Par ailleurs, une certaine illusion d’optique nous fait croire à l’abandon de notre souveraineté quand il s’agit d’un transfert dominé. « L’extrême droite et une partie de l’extrême gauche sont arcboutées sur la notion de souveraineté, remarque Gérard Mairet. Mais contrairement à ce qu’affirment leurs représentants, ce qu’elles réclament, nous l’avons déjà, puisque l’Union européenne ne fait rien abandonner à personne. C’est précisément par un acte de souveraineté que les Etats consentent librement à en déléguer l’exercice, qu’ils peuvent donc librement reprendre (on l’a vu par le Brexit) ; en tout cas, ils en conservent le contrôle. » 

Une solution fédérative

Afin de sortir de cette impasse – impossible est le retour à l’ordre ancien comme est illusoire la projection dans une fusion générale – notre interlocuteur préconise la mise en œuvre d’une solution fédérative : « Il faut dépasser le particularisme des Etats historiques en allant au-delà de la souveraineté et concevoir un principe de « fédérativité » originale, ordonnée à la constitution du fondement commun propre aux Européens : défense des libertés individuelles et de la sécurité collective dans le cadre de l’universel européen des droits humains, ce qui revient à concevoir les plans à venir d’une res publica européenne. » Qu’en sera-t-il après-demain ?

Par une belle journée de juin, dans une salle de sport dont les fenêtres, si l’on en croit Jacques-Louis David, ouvraient sur l’avenir, quelques députés ont prêté serment de ne jamais se séparer. L’été 89 pouvait commencer, l’idéal avait devant lui de beaux jours et la Déclaration des droits de l’Homme allait naître bientôt. Qu’importe aujourd’hui qu’il faille avancer sur des chemins nouveaux. N’oublions pas la promesse du Jeu de Paume.