Nul n’est à l’abri de la dérive, pas même les Églises, les théologiens et les croyants les plus vertueux. Durant 70 ans, peu de personnes auront osé analyser les œuvres du maître Jean Vanier, alors que des centaines de milliers de lecteurs ont été portés par ses textes magnifiques et son autorité de parole.
Une humanité si faible
C’est en fait à la faiblesse de l’humanité que s’adressent beaucoup de leaders religieux. Un monde en mal de sens et d’amour aspire plus naturellement à la communion avec le divin. Il recherche la spiritualité, quitte à découvrir pour cela d’autres horizons que les propositions ecclésiales classiques. Car là où l’Église est parfois perçue comme donneuse de leçons comportementales et morales, la quête spirituelle des sociétés se tourne vers la multitude des propositions d’autres religions et de leaders qui sortent du lot en offrant des solutions spirituelles. À condition de les suivre, ils apportent une réponse claire et pour certains d’entre eux qui sont acteurs dans l’Église, l’autorité de la fonction pastorale ou de la prêtrise fait merveille.
Je vous propose l’amour
Dans l’un des rapports sur Jean Vanier, la théologienne Gwennola Rimbaut note un thème constant des écrits du fondateur de l’Arche : l’aspiration à l’amour. La communion avec Dieu y est décrite comme une véritable communion d’amour, qui appelle l’Homme vers Dieu dans un élan de sainteté. En soi, la proposition de monter vers Dieu peut paraître séduisante : elle élève l’âme et grandit le lecteur. Mais ici, cette démarche spirituelle passe par le maître qui est seul capable de l’initier et l’accompagner et devient par là même médiateur. Or Soli deo gloria, disait Luther. À Dieu seul soit la gloire. Viser le ciel, c’est rejouer l’épisode de la tour de Babel, alors que l’ensemble du ministère de Jésus montre à l’inverse la descente et l’incarnation de Dieu dans l’humanité. Et l’Évangile définit un seul médiateur, le Christ. La vigilance à propos de la personnalisation des accompagnements est donc indispensable dans les Églises et doit être scrutée dans tout projet paroissial.
Communion faussée
Dans la conception défendue par Jean Vanier et citée dans ses écrits et conférences, cette spiritualité légitime de communion avec Dieu a été faussée, en ce sens qu’elle est extrêmement fusionnelle et souvent comparée à une union nuptiale. De là à traduire concrètement cette spiritualité dans les actes, le risque d’abus est devenu de plus en plus important avec le temps et le rapprochement avec les fidèles qui suivaient ce processus. Au nom de la fusion avec Dieu, la grâce est ici oubliée, remplacée par l’union mystique. Or en matière d’Évangile, la grâce est toujours première. Le même Luther, par son Sola gratia (par la grâce seule), marquait le fait que la communion avec Dieu n’est ni le tout-amour fusionnel ni un magma émotionnel. L’humain et Dieu ne sont pas entre eux au même niveau que pourraient l’être des amoureux, mais l’homme terrestre est au seul bénéfice de la grâce divine qui le précède, sans pouvoir faire autre chose que la constater. La grâce est l’initiative de Dieu. Toute approche fusionnelle de la théologie porte le risque d’égarements car elle ne peut être critiquée et se marie promptement à tous les déséquilibres psychiques.
L’altérité n’est plus vécue
Le rapport commandé par L’Arche signale également que quand Jean Vanier « présente le modèle de la relation mère-enfant comme étant finalement le modèle de toute la vie de communion que devraient vivre les êtres humains, il y a l’idée de “se fondre en”, il n’y a plus de respect de l’altérité, ni de Dieu ni des personnes ». On pourrait ajouter que comparer la relation à Dieu avec l’union nuptiale et parler dans le même temps de la relation mère-enfant comme modèle spirituel relève d’une structure incestuelle majeure.
Mais si cela n’a pas été vu par les proches du leader spirituel, c’est que les termes paraissent familiers, bibliques et simples. Ce processus de simplification de l’enseignement est connu des leaders et permet d’asseoir l’influence par des images qui paraissent de bon sens. Si ce processus peut évoquer les paraboles de Jésus, il faut cependant rappeler qu’elles jouaient un rôle d’éclairage de la conscience des disciples, jamais de simple illustration. Il y a toujours dans les paraboles quelque chose d’incompréhensible qui produit un effet de bascule. Par exemple Matthieu (13.23) utilise l’image des épis pour parler des effets de la Parole. « …celui qui entend la parole et la comprend porte du fruit, un grain en donne cent, un autre soixante, un autre trente. » Cela donne une idée de la surabondance quand on sait que de tels rendements étaient alors inconcevables dans l’agriculture. Il ne s’agit jamais de fusion avec Dieu par de belles images, mais de prise de conscience de ce qu’est la Parole, le Royaume de Dieu ou la foi. Une vigilance accrue est donc à exercer devant les discours simples qui enfermeraient l’autre dans des phrases toutes faites, niant l’altérité présente dans toute vraie rencontre.
L’initiation transgressive
Le processus de dérive suit souvent un parcours identique et balisé qui mène à la séparation d’avec l’entourage. On connaît ce procédé pour les sectes dont les adeptes sont coupés de leur famille, mais nul n’imaginait cette réalité à l’intérieur de l’Église et dans une telle dimension. Car dans l’accompagnement du maître, les victimes témoignent toutes du fait que peu à peu, sans même s’en rendre compte, elles se sont retrouvées participantes et actrices d’une relation transgressive qui les a séparées de leurs proches pour une raison de pureté.
La transgression est un passage normal dans toute éducation d’enfant, elle est l’un des moteurs de la progression vers l’âge adulte. Mais lorsqu’une personne a des soucis pour accepter l’altérité ou rencontre une période de faiblesse, la transgression peut paraître séduisante, surtout si elle est valorisée par un maître comme étant un signe de l’élection : « Les autres ne savent pas, mais toi tu es initié. » Puis la transgression devient la norme et la loi se retrouve relativisée.
Vous n’êtes pas du monde
Cet isolement progressif trouve une illustration dans un verset biblique qui revient sans cesse dans l’enseignement de Jean Vanier : « Vous n’êtes pas du monde mais vous êtes dans le monde. » La phrase est superbe et cohérente, bien balancée, et son assise biblique l’impose de facto comme un enseignement de poids. Or cet enseignement sert le maître. N’être pas du monde, cela marque une supériorité de celui qui est initié, une proximité à Dieu qui coupe de la vie terrestre, l’implication dans le monde n’étant que concédée comme un pis-aller. Et cela paraît en tout point différent de l’enseignement de la Bible. Or si les mots se trouvent bien dans la prière sacerdotale, la citation elle- même n’existe pas. Pour asseoir son pouvoir, le maître a agi par reconstruction. Il s’agit d’une contraction de la prière sacerdotale de Jésus, tordue pour l’occasion (Jean 17.15 et 18). Car le texte parle d’un envoi en mission qui suppose d’être acteur dans le monde, ce n’est nullement une mystique fusionnelle. La technique de Jean Vanier a ici été de prendre à son compte les versets de la Bible et, au fil de ses livres et de son enseignement, de ne plus les citer qu’approximativement, dans le sens qui lui convenait. C’est la grande tentation contre laquelle le « Sola scriptura » (l’Écriture seule) de Luther avertissait déjà en son temps. Tout leader doit être confronté à la réalité du texte biblique et non ce qui semble en faire office.
L’Arche a été épargnée
Pourtant, l’association L’Arche a été épargnée, et c’est le dernier enseignement de ces rap- ports. D’abord, la vulnérabilité des personnes accueillies dans les foyers de L’Arche a réduit le risque d’abus, car pour demander des subventions il faut accepter de se soumettre à l’inspection des services publics, sorte de garde-fou.
Une autre sécurité a été le poids du conseil d’administration dans l’association et sa collégialité dans les décisions, un principe connu des Églises protestantes. Enfin, L’Arche est une œuvre qui a su survivre à son fondateur. Et cette dernière observation est centrale car seule une œuvre dégagée de son fondateur donnera l’assurance qu’elle peut être « semper réformanda », en constante nécessité de se réformer.
Finalement, les Églises protestantes ont toutes les capacités pour ne pas générer ce genre de dérives ; à condition que leurs principes soient pleinement appliqués et qu’une vigilance soit exercée sur l’ensemble des projets et des risques liés au charisme de leurs acteurs.