On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, dit l’adage. Les dernières années ont montré toutes les limites de cette phrase. D’abord parce qu’il reste parfois des bouts de coquille dans l’omelette, ensuite parce que les œufs cassés ne forment pas forcément une omelette, enfin parce que parfois ce ne sont pas que des œufs qui sont cassés.
Les gestes sanitaires sur la sellette
Au-delà des images culinaires, un constat s’impose : le dialogue est fragilisé dans la société actuelle. De doigts dits d’honneur en petites phrases assassines, incapable d’un débat serein, le personnel politique a rendu visible une réalité sociale : dès que l’on n’est pas d’accord, on entre en conflit. Certes la chose ne date pas d’hier, mais plusieurs facteurs ont aggravé le phénomène ces dernières années. Le plus proche et évident est la période de trouble sanitaire que le monde a traversée. Le masque ne permet plus de voir la physionomie des interlocuteurs et empêche de discerner le timbre des voix ou l’articulation. La distanciation et l’absence d’embrassades ont mis un frein aux marques d’affection et à tout un pan de la communication non verbale qui permettait d’apprécier et de nuancer la réaction de l’autre. Les vidéoconférences mettent sur un même plan tous les participants et dissuadent les partages en profondeur au profit de l’opérationnel. Sans parler de l’effet délétère des périodes de confinement sur les liens sociaux, cet ensemble a raidi les rapports entre humains et rendu plus banale l’explosion des conflits.
La société favorise la solitude
On se parle de moins en moins, et ce depuis longtemps. La crise sanitaire n’aura été qu’un accélérateur de la tendance. La télévision puis les jeux vidéo ont d’abord été accusés d’isoler les individus. Le rythme de travail et de la vie urbaine furent aussi désignés coupables d’enfermer les citadins par manque de disponibilité. Mais si cela peut en partie rendre compte d’une société rongée par une solitude qui exacerbe la parole, la tendance à la crispation tient plus à l’incapacité de gérer les émotions et de donner une place à autrui. Quand une vie se tend, la peur ou la colère prennent le dessus et l’autre devient vite relatif, qu’il s’appelle Dieu, la société ou le voisin de palier. La perte de distance avec autrui et la mise au grand jour des intimités par les réseaux sociaux ont fait le reste, favorisant le flou entre le réel et le virtuel et donc une possibilité accrue de passage à l’acte. La responsabilité se dilue effectivement dans le virtuel et rend alors plus accessible le harcèlement, la violence, le viol de conscience ou le viol tout court.
L’Église devrait être un antidote
Pourtant, il existe des contre-feux, dans l’Église et dans le dialogue interreligieux, par exemple avec le judaïsme.
Construite sur un régime presbytérien synodal qui oblige au dialogue entre local et national, l’Église protestante unie valorise sa culture historique du dialogue. Les tendances théologiques n’y deviennent pas bouts de coquilles factieuses, on n’y cuisine pas son plat en cassant les œufs sur le dos du voisin, les partages et témoignages ne mènent pas à une omelette indifférenciée mais renforcent chacun. Du moins est-ce dans l’idéal.
Dans la réalité actuelle, cette démarche d’Église devrait favoriser les réseaux, la visibilité, le dialogue social. Le dialogue interreligieux nous y invite aussi, notamment lorsque l’on considère la force de discussion du judaïsme. Une religion qui considère que chaque mot de la Bible a trente-six interprétations différentes ne peut être qu’un rempart à une pensée unique. Le dialogue entre exégèses bibliques très différentes ne peut que privilégier l’existence de l’autre et son apport positif au débat public.
Créer une esthétique du dialogue
C’est donc à travers ses alliances et ses réseaux, que l’Église peut participer à détendre le monde de ses crispations identitaires ou colériques, de ces isolements néfastes dévoilés par la crise sanitaire. Il ne s’agit pas de rechercher une compréhension unique de ce qu’est la spiritualité, mais de créer des harmoniques qui se répondent et forcent le respect, comme les harmonies de Bach et les textes anciens ont forgé les plus beaux cantiques.
Car au royaume de la conviction et de la foi, le dialogue n’est pas un pis-aller diplomatique tiédasse. Il se revendique au contraire comme au cœur même d’un Évangile qui se doit de rester en alerte pour déplacer chacun de ses certitudes et de ses savoirs, pour le conformer à son identité d’image de Dieu, chaque jour à chaque heure. De ce point de vue, les interprétations rabbiniques sont autant de portes d’entrée en discussion. Elles nourrissent à l’évidence le dialogue théologique, mais aussi la perception intime de la foi comme en témoignent par exemple les lectures très variées du Cantique des cantiques. Il est devenu urgent de pacifier la parole en société, par le dialogue entre Églises, entre communautés, entre religions. Il ne s’agit pas d’un rêve délirant mais de l’exercice concret, au plus près de nos terroirs, d’une fraternité au jour le jour.