Par Michel Bertrand, professeur honoraire de l’Institut protestant de théologie de Montpellier.
Ce qui met d’abord les Églises et l’État à leur « juste place », c’est la laïcité au sens large, c’est-à-dire l’avènement d’un espace public autonome, émancipé des tutelles religieuses et organisé selon les seules logiques séculières. Ce processus, pas toujours accepté par les Églises, a progressivement émergé au cours de l’histoire, débouchant sur des dispositifs législatifs divers, propres à chaque nation.
De la théologie des deux règnes…
En France, la laïcité a été, pour le protestantisme, la promotion d’une liberté (liberté de conscience et de culte) et un facteur de reconnaissance et d’intégration dans la société. Toutefois, l’attachement des protestants à la laïcité n’est pas seulement lié à l’histoire. Ils ont aussi avec elle des affinités théologiques. En effet, la Bible, telle qu’ils la lisent et la comprennent, témoigne d’une désacralisation de l’univers. Le monde est profane et Dieu se révèle dans sa seule Parole. Chacun est appelé à répondre, mais les réponses données dans la foi ne sauraient s’imposer à tous. On ne peut donc tirer des Écritures aucun savoir universel dans le champ social, culturel, politique. Les Églises n’ont pas de légitimité, ni de compétence pour se poser en autorité morale ultime. Contrairement à une expression traditionnelle du catholicisme, aucune n’est « experte en humanité ».
Ainsi, la manière protestante de penser Dieu et le monde intègre la non confusion entre le spirituel et le temporel. En distinguant le « règne du Christ » et le « règne du monde » (Luther), la « juridiction spirituelle » et la « juridiction temporelle » (Calvin), les réformateurs en ont posé les prémices. Il ne s’agit ni de confondre le religieux et le politique, ni de les séparer radicalement. Mais il importe de les articuler sur le mode d’une tension difficile à penser et parfois douloureuse à assumer par le croyant. Ce rapport dialectique entre les deux domaines est particulièrement pertinent face aux tentations théocratiques actuelles, comme face aux dérives laïcistes visant à réduire les croyants au silence dans l’espace public.
… à la laïcité
Ce n’est donc pas un hasard si des protestants ont été, autour de Jules Ferry, des pionniers de la laïcité et, en 1905, des artisans de la Loi de séparation des Églises et de l’État. Cette loi, qui organise le libre exercice public des cultes, n’est pas une loi de privatisation de la religion, limitant sa « juste place » à la sphère de l’intime et exilant les Églises hors des réalités du monde. Leur témoignage (dans le champ culturel, diaconal, éthique et bien sûr spirituel) peut contribuer à construire la société. Elles peuvent notamment apporter de la confiance dans un monde incertain habité par la question des finalités et du sens. Les Églises n’ont pas à imposer leurs convictions, mais à les exposer au double sens de ce verbe, à savoir les exprimer clairement et les risquer dans la rencontre avec les convictions d’autrui. Ce qui implique un dialogue avec la culture et les savoirs contemporains, également une approche critique du fait religieux, des doctrines, des institutions, des textes, y compris de la Bible.
Cette intelligence de la foi, chère aux réformateurs, contribue à maintenir les Églises à leur « juste place », les gardant des dérives hégémoniques et intolérantes. Toutefois, si penser Dieu protège du fanatisme, cela peut aussi amener les Églises à interpeller les autorités publiques, à manifester en paroles et en actes une forme de vigilance voire de résistance, quand la justice et le droit sont bafoués, quand la dignité de la personne est menacée, quand la vie du monde est en danger, quand la liberté de croire est remise en cause. Les chrétiens et les Églises ont ici une « place » de sentinelle citoyenne.
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