Les psychologues nous apprennent que le souvenir d’une personne se maintient environ sur quatre générations. Bigre ! Les petits-enfants de nos petits-enfants ignoreront presque tout de notre existence… Vanité, tout n’est que vanité… Notre nom et notre souvenir s’éparpilleront dans le labyrinthe de l’oubli. A l’heure où approche le temps de se pencher sur la tombe de ceux qui ne sont plus, on peut se demander comment parler de ceux de nos ancêtres chers à notre cœur à nos propres enfants.
J’estime que j’ai eu beaucoup de chance car j’ai connu six de mes arrière-grands-parents – quand on sait qu’on en compte huit dans ses ascendants. Mes enfants n’en ont connu que deux. Mon enfance est faite aussi de ces moments en famille où l’on se recevait, on échangeait, partageait, avec un cercle plus large que celui de nos propres parents : oncle, tantes, grands-parents, cousins « sous germain »… Aujourd’hui encore, j’en tire une source inépuisable d’enrichissement. Cet ensemble si particulier que constitue une famille fonctionne avec ses règles, ses valeurs, ses souvenirs qu’il nous tient souvent à cœur de faire perdurer, voire de transmettre. Mais il est difficile de parler de ces inconnus qui furent nos proches – et au-delà de leur propre existence, de tirer le message que nous avons retenu du chemin que l’on a partagé avec eux – et de le transmettre.
La mémoire familiale n’a pas forcément besoin de stèles de marbre, ni de propriétés luxueuses – encore moins de faits d’armes époustouflants. Elle peut se transmettre de génération en génération par ces petits riens qui donnent de la densité à nos chers disparus – et les rendent éternellement vivants.
Les photos qui suspendent le temps
Dans cette famille très fournie, nous avions la passion de la photographie. D’où des caisses complètes de tirages photo. Quelques poilus miraculeusement revenus intacts (du moins en apparence) à la vie civile et de nombreux clichés familiaux qui remontent à l’entre-deux guerre : scènes de pique-nique où s’égaillent bambins en barboteuse et femmes en toilette (totalement incongrues dans le décor champêtre !), photos de bords de mer avec petits marins alignés par ordre de taille, sourires devant les châteaux de la Loire…
Les photos sont un bon support pour parler des autres. Avant moi, d’autres me les ont montrées, me rappelant « Là, tante Mimi » ou « Ici, la cousine Alphonsine, celle dont le mari était fou ». Je regrette souvent de ne pas avoir annoté certaines d’entre elles, mais je sais encore désigner qui est qui. Ou reconnaître mon grand-père à vingt ans dans ce fringant jeune homme en costume – et ma grand-mère dans cet autre portrait avec avalanche d’anglaises. Ce sont ces mêmes photos que l’on peut regarder avec ses enfants. Si les photos figent le temps, elles disent aussi que nos parents et grands-parents ont été des enfants comme nous, puis des parents, avec leur lot de joies, d’épreuves, d’événements de vie. Car ça et là se glisse une carte de confirmation, un menu de mariage, un faire-part de décès… Nos enfants regardent souvent attendris « Papy quand il avait trois ans » – le même qui leur a appris à faire leurs lacets. Cet attachement affectueux ne se perd jamais.
Les anecdotes qui disent qui on est
Jean d’Ormesson disait : « Les anecdotes sont le sel du roman ». Il semble bien qu’elles soient aussi celui de la vie de famille. Mes enfants savent que toute phrase qui commence par « Ma grand-mère disait… » annonce un aphorisme qui aura du poids. Un point de vue non discutable. Un argument massue. Un florilège de bon sens et de valeurs non négociables. Je dois reconnaître honnêtement que toutes ces petites phrases ne sont pas sorties de la bouche de ma grand-mère : certaines appartenaient à un oncle, à une cousine… Peu importe. Quand je relate, je transmets ce qui est important pour moi. D’abord les petites histoires. Et pour les générations qui ont connu des guerres, elles n’en manquaient pas. Ma grand-mère cachée dans un tonneau avec ses parents pour franchir la ligne de démarcation, sa propre grand-mère, chassant de son foyer un voisin éméché, à coup de révolver (Ciel, du sang de Calamity Jane bout dans mes propres veines !). Elles racontent quelque chose sur la manière de se comporter : avec soi et avec les autres. Elles parlent du courage, de l’audace, de la peur, de la chance, de l’injustice, de l’espoir…et parfois de tout cela dans le tourbillon de l’Histoire.
Ensuite, il y a les sentences. Elles contiennent des principes de vie qui sont déterminants et en lien avec la manière de se tenir, le rapport aux autres, l’honnêteté, l’engagement, le respect, le sens, les valeurs…
En fonction des familles, tous ces principes sont passés par des actions concrètes ou des phrases mémorables. Transmettre ces anecdotes-là, c’est rendre à nouveaux les absents terriblement vivants – et parfois rendre hommage à ce qu’ils nous ont laissé, tant sur le plan de la génétique que de l’exemple.
Les lieux qui réunissent
Je suis bien plus attachée aux personnes qu’aux lieux, et dans ma vie, je me suis souvent débarrassée de « possessions », sans un regard en arrière. Pourtant, j’ai toujours en mémoire l’appartement de mes arrière-grands-parents – où j’ai passé une partie de mon enfance cachée sous la table du salon, et la maison de ma marraine à l’île d’Oléron. Mes enfants investissent avec bonheur – et avec leurs cousins – la maison de campagne familiale, lieu de retraite de leurs grands-parents, et dont ils jurent (aujourd’hui) « qu’ils ne la vendront jamais ! ». Que ces lieux existent encore, qu’ils appartiennent à d’autres ou qu’on les garde en mémoire, ils recèlent leur part de souvenirs, de jeux, de fous-rires, de soirées tardives, de vacances… Leurs murs résonnent encore des voix qui se sont effacées. Parfois, une simple odeur suffit à me les rappeler.
Parler du passé peut être vu comme de la nostalgie. Parler de ceux qui sont passés, c’est les garder avec nous, en pensant aussi à créer nous-même ceux de ces souvenirs dont d’autres pourront parler ensuite. La boucle est bouclée.