Puisque les secrets de famille ne passent pas par le récit familial, ni écrit, ni oral, comment peuvent-ils continuer à perdurer d’une génération à l’autre ? Tous les secrets ne se révèlent pas soudainement à l’ouverture d’un testament, ou à la découverte d’un livret de famille. La plupart vont transpirer de manière sourde sur plusieurs générations.
Le psychiatre et psychothérapeute Serge Tisseron montre que la transmission s’amplifie jusqu’à quatre générations, comme une déflagration dont les effets seraient toujours perceptibles, bien que l’on s’éloigne de son épicentre.
A la première génération, celle qui scelle le secret, le sujet est indicible. La deuxième, qui n’en a pas entendu parler, ne peut pas davantage le verbaliser ; le secret est ressenti, mais il est innommable. A la troisième génération, ce non-dit est impensable – on parle alors d’impensé psychique – et commence à créer des émotions ou sensations inexpliquées. A partir de la quatrième génération, si le « fantôme » n’a pas été traité, il n’apparaît plus que sous forme de symptômes.
La confrontation à des indices multiples
A chaque génération, les enfants observent, décodent et interprètent ce qui n’est pas clair pour eux et ce qu’on ne leur explique pas. Ils accumulent des indices auxquels ils vont tenter de donner un sens.
La première voie de transmission de l’héritage transgénérationnel repose sur les règles de l’inconscient. Dans la mesure où ces informations cachées imprègnent l’inconscient familial (dont nous avons parlé dans l’épisode 2), partagé par chaque membre d’une même famille, elles connaissent les mêmes modes de révélation que tous les contenus inconscients. Ces informations vont être « distillées » d’inconscient à inconscient à travers les rêves, les lapsus ou les actes manqués. C’est l’exemple d’une grand-mère qui appelle involontairement son petit-fils du prénom de ce frère tragiquement disparu et dont elle ne veut plus parler. Ou celui de cette fille unique qui rêve régulièrement qu’elle a un grand frère, jusqu’à ce qu’on lui révèle l’existence d’un aîné décédé en bas âge.
La deuxième voie emprunte le circuit de la communication non verbale. Les enfants peuvent être témoins de sujets de conversation tabous, que l’on évite sciemment, ou que l’on n’évoque qu’à bas mots – et si possible en l’absence d’étrangers. Ils peuvent être confrontés à ce portrait qui trône dans une pièce, alors qu’on interdit à quiconque d’évoquer la personne représentée. Ou tomber par hasard sur une photo qui crée soudainement une gêne. Ils ont conscience d’un sujet sensible ou d’un absent « qui est là sans être là », ce qui est typique d’un fantôme, au sens psychogénéalogique du terme.
Des blocages liés aux secrets
A d’autres moments les plus jeunes membres d’une famille ressentent que leurs aînés adoptent des changements de comportements ou d’attitudes dans des situations spécifiques, et qui reflètent les blocages liés aux secrets. Par exemple, une peur irrationnelle ou une méfiance affichée envers certains types de personnes, d’objets ou de contextes : les hommes, les militaires, la foule, certains animaux, les couteaux, le vide, l’orage, l’argent…
Dans d’autres cas, certaines histoires familiales sont relatées mais en étant embellies ou modifiées pour masquer la vérité, au point qu’elles « sonnent faux », en particulier parce que le langage para-verbal (intonation, silences…) ou non-verbal (expression, posture…) traduisent une dissonance.
Plus récemment, les biologistes ont émis l’hypothèse d’une troisième voie possible, avec la compréhension de l’épigénétique. Si nous naissons tous avec un ADN défini une fois pour toutes, nos gènes ont cependant la capacité d’exprimer ou de réprimer certaines de leurs caractéristiques, en fonction de l’environnement psychologique ou social auquel on est soumis.
Des études menées auprès de survivants de la Shoah, comme auprès de ceux de guerres fratricides, comme au Rwanda, ont montré que lorsqu’une personne est frappée par un traumatisme, celui-ci peut altérer certains de ses gènes. Si cette personne – homme ou femme – conçoit un enfant après le drame, les gènes qu’il transmet peuvent porter cette altération, qui révèlera chez ses descendants une sensibilité plus grande au stress ou aux troubles psychiques. Cette hypothèse offre de nombreuses perspectives. La transmission ne serait cependant pas une fatalité, puisque ces altérations sont réversibles, notamment si l’on effectue un travail psychothérapeutique individuel. Nous y reviendrons dans l’épisode 6.
Nous verrons la semaine prochaine de quelle manière ces héritages familiaux secrets vont se manifester individuellement et perturber les générations suivantes.
Pour aller plus loin :
– Secrets de famille, Serge Tisseron, PUF, 2011
– Enfants de survivants, Nathalie Zadje, Odile Jacob, 2005
– La symphonie du vivant, comment l’épigénétique va changer votre vie, Joël de Rosnay, Ed. Les liens qui libèrent, 2018