Pour ce troisième épisode de notre série d’été consacrée à la psychogénéalogie, je vous invite à découvrir LE thème par excellence qui fait frissonner : le secret de famille. Car dans les transmissions familiales invisibles qui sautent des générations, ils sont les plus fréquents.

Chaque famille a ses histoires plus ou moins romancées, ses légendes individuelles ou collectives et ses héros mythiques qui forgent le roman familial. Mais les histoires dont il s’agit ici n’ont jamais été racontées, pourtant, leur impact est bien présent.

« Dans toutes les familles, les enfants et les chiens savent tout, surtout ce qui ne se dit pas ». On attribue cette affirmation à la psychanalyste Françoise Dolto, dont le travail auprès des enfants fait autorité. Elle s’est particulièrement intéressée aux conséquences des traumas familiaux vécus par les adultes sur la psyché des plus petits. Mais comment serait-il possible qu’un individu sache quelque chose qu’on ne lui a jamais dit ? Cela, nous l’envisagerons dans un prochain épisode. Penchons-nous déjà sur le pourquoi.

Les raisons du silence

La question à se poser cette semaine est plutôt : pourquoi nos ancêtres se seraient-ils tus ou auraient-ils caché sciemment certains événements, au point de vouloir en faire disparaître toute trace ?

On peut imaginer que la dimension psychologique d’une situation a été pendant des siècles largement minimisée, de même que la capacité d’un enfant à comprendre certains faits se trouvait ignorée. Les événements passés, surtout s’ils étaient douloureux, étaient classés dans le tiroir des souvenirs à effacer et généraient des remarques du style : « Ce sont des vieilles histoires, il vaut mieux les oublier » ou bien « Tout ça, c’est du passé, n’en parlons plus, c’est trop triste ». Par ailleurs, on a longtemps cru que les enfants, dont le développement neurologique n’était pas terminé, ne ressentaient aucune douleur physique, alors que dire de la conscience d’une potentielle souffrance psychique !

Mais la réponse à cette question tient en réalité principalement à la nature des événements secrets – en tout cas, l’impact sociologique et émotionnel qu’ils avaient au moment où les faits se sont produits. Certains de ces événements ont provoqué une immense honte ou une culpabilité insoutenable. D’autres ont été passés sous silence, pour protéger les protagonistes, en leur faisant croire à une autre réalité, censée susciter des émotions moins négatives. D’autres, enfin, heurtaient la morale ou les mœurs de l’époque.

Mais quel est donc ce secret ?

Si l’on décortique les secrets de famille, on en trouve de quatre principales natures :

– Des secrets qui dissimulent des événements immoraux pour leur époque.

Pour protéger la famille de la honte ou de l’opprobre suscitée par la situation – et encore davantage quand la société et la religion condamnaient conjointement ces pratiques – on cache une naissance hors mariage, une paternité douteuse, une adoption, l’homosexualité d’un membre de la famille ou bien la mort par suicide d’un autre…

– Ceux qui masquent des agissements répréhensibles.

Les faits en question sont – ou ont été punis par la loi. Et la personne qui les a vécus peut en être l’auteur, mais aussi la victime. Dans les deux cas, la transgression ou le déshonneur risque de jaillir sur l’ensemble de la famille : trahison, désertion, ruine, violence, agression sexuelle, viol, inceste, enfant né d’un viol ou d’une relation « transclasse » – entre des personnes dont les milieux sociaux ou les diktats religieux sont en totale opposition…

– Des secrets liés à des traumatismes que l’on veut sciemment oublier.

Trop douloureuses pour être partagées, ces circonstances terrifiantes – où des individus se trouvent involontairement emportés par l’Histoire – sont tues pour protéger ceux qui n’y ont pas assisté. Les faits sont tellement hors normes et bouleversants que personne ne peut les comprendre, en dehors des protagonistes, qui estiment qu’il est dès lors vain d’en parler. On pense tout naturellement aux survivants de la déportation, incapables de mettre en mots l’horreur qu’ils avaient vécue – et encore moins d’y exposer leur entourage. Plus le temps passe, et plus les portes se referment sur ces souvenirs.

– Des secrets qui concernent des personnes dont l’existence est effacée.

C’est souvent le cas lorsque leur disparition cause une peine incommensurable à leurs contemporains vivants : une petite sœur décédée brutalement dans son jeune âge, un enfant mort-né, un jumeau disparu, un fiancé mort à la guerre… Face à la tragédie d’un destin malheureux, l’entourage décide de ne plus en parler pour ne pas attiser le chagrin et se comporte comme si cet être n’avait jamais existé. Ce secret silencieux entretient ce qu’on appelle un « fantôme » : la présence dans l’inconscient familial d’un inconnu. Cela peut aller jusqu’à la création de mensonges, pour substituer la place du disparu par une autre personne. C’est le cas, par exemple, d’un jeune enfant dont la mère est décédée en le mettant au monde, et à qui on fait croire que la deuxième épouse de son père est sa génitrice.

Des secrets sous scellés

Quand ils sont mis au jour quelques générations plus tard, les fameux secrets de famille sont parfois décevants pour les descendants, qui s’exclament souvent : « Mais il ne s’agissait que de cela ? ». Oui, mais à l’époque, c’est la meilleure solution que le système familial a trouvé pour survivre. Malheureusement celle-ci va créer d’autres effets délétères qui perdurent dans le temps. Celui ou celle qui scelle le secret va le maintenir ou parfois l’imposer à son entourage immédiat. A la première génération – celle du trauma – un ou plusieurs membres sont tenus par ce pacte tacite qui imprègne l’inconscient familial mais va se propager aux descendants ultérieurs.

Mais les secrets de famille sont souvent des secrets de Polichinelle, ainsi que Françoise Dolto le laissait entendre, car l’inconscient familial va tenter de « parler » de toutes les manières possibles, en semant des indices, comme autant de révélations détournées.

La semaine prochaine, nous allons envisager les circuits qu’empruntent ces informations inconscientes pour se transmettre d’une génération à l’autre.

Pour aller plus loin :

Ces livres ou romans appuient leur récit sur des secrets de famille.
Ce que le jour doit à la nuit, Yasmina Khadra
Le secret, Philippe Grimbert
Frangines, Adèle Breau