Anora, la surprenante Palme d’Or du dernier Festival de Cannes, signé par le talentueux cinéaste « indé » américain Sean Baker, est une comédie romantique brillante. Emplie de rires, mais aussi d’humanité, de cœur et d’une petite touche de tragédie, elle est emmenée par la performance de la sensationnelle Mikey Madison. Anora réussit à être à la fois divertissant et profondément stimulant.

Quand Pretty Woman se retrouve embarquée dans un Very Bad Trip, façon La Nuit nous appartientLes Pieds nickelés ne sont jamais loin. Curieux mélange, à la fois hilarant et très accrocheur… avec tout ce qu’il faut de sex, drug and rock’n roll. Un cocktail carrément déjanté qui a fait chavirer le cœur de Greta Gerwig et de son Jury à Cannes, créant la surprise en lui décernant la Palme d’Or ! Car Anora n’est pas non plus véritablement la Pretty Woman de cette génération… Certes, les deux films ont pour personnage principal une travailleuse du sexe, magnétique, intelligente et sûre d’elle, mais les similitudes s’arrêtent là. Si Julia Roberts a trouvé la vraie romance avec son prétendant, ce n’est pas vraiment l’intention du scénariste et réalisateur Sean Baker, qui poursuit son engagement à raconter des histoires humaines qui éliminent la stigmatisation entourant toutes celles et ceux qui vivent à la marge de l’Amérique.

Notre personnage principal préfère se faire appeler Ani (Madison), un surnom qu’elle adopte alors qu’elle travaille dans un club de strip-tease de Brooklyn, dans le quartier de Brighton Beach, très fréquenté par les Russes. D’origine ouzbèke, Ani parle légèrement le russe, ce qui fait que son patron lui confie souvent des clients russophones. Lorsqu’Ani est « affectée » au jeune Ivan (Mark Eydelshteyn), le fils gâté d’un riche oligarque russe, elle y voit l’occasion de gagner rapidement de l’argent auprès de cet homme-enfant, d’une vingtaine d’années, immédiatement séduit. Après avoir accepté de payer pour aller plus loin dans le manoir d’Ivan (enfin, de ses parents), il propose d’engager Ani comme sa « petite amie » pour une semaine entière. En peu de temps, ils montent à bord d’un jet privé pour continuer à faire la fête à Las Vegas, où Ivan partage son désespoir de devoir retourner en Russie et travailler pour son père. Dans un très fort état d’ébriété, Ivan pense avoir trouvé une solution : si le couple se marie, ses parents devront accepter qu’il reste aux Etats-Unis.

Un mariage rapide et nocturne s’ensuit et Ani pense que son rêve de Cendrillon est accompli. Mais la nouvelle de leur mariage arrive rapidement en Russie. Naturellement, les parents d’Ivan (Aleksei Serebryakov et Darya Ekamasova) ne sont pas ravis de la décision impulsive de leur fils et demandent à l’imposant parrain d’Ivan, Toros (Karren Karagulian), de faire le ménage. Toros fait irruption dans le manoir familial avec ses hommes de main Garnick (Vache Tovmaysan) et Igor (Yura Borisov), exigeant l’annulation du mariage. Ivan s’enfuit, obligeant Toros à prendre Ani en otage pour tenter de retrouver son sale gosse de filleul avant l’arrivée de papa et maman…

Strip-teaseuse au grand cœur

Si l’ensemble de la distribution est excellente, c’est dans une performance qui pourrait lui valoir une nomination aux Oscars (et peut-être même une victoire), que Mikey Madison se révèle remarquablement. Dans le rôle de cette strip-teaseuse au grand cœur, mais qui ne se laisse pas facilement diriger, elle livre une performance débordante d’énergie. Ani est un personnage qui dans les mains de Madison s’imprègne d’une complexité très intéressante. Elle est bruyante, effrontée, prompte à répliquer avec sarcasme, mais sous son blindage extérieur transparait aussi une vulnérabilité qui la rend touchante et juste. Le rôle d’Ani semble taillé sur mesure pour elle, et Madison se l’approprie totalement. Ce qui rend sa performance tout à fait remarquable, c’est la façon dont elle passe sans effort de l’humour au cœur. Un instant, elle fait une blague et l’instant d’après, elle donne un uppercut d’émotion qui vous laisse pantois, surtout dans les derniers instants du film. Il s’agit d’un cours magistral sur l’équilibre entre la comédie et la profondeur, et Madison le réussit à chaque instant.

L’ironie d’Anora, c’est qu’Ani recherche la normalité dans un monde mal adapté à ses désirs. Lorsqu’on la traite de prostituée, elle explose. Elle se sent trahie, car ce n’est pas ainsi qu’elle se voit. On observe là ce refus permanent de stigmatiser les personnages qui est la marque de fabrique du cinéma de Sean Baker.

Dialogues percutants

Sans surprise, l’autre grandes forces d’Anora est la qualité du scénario acéré et étonnamment empathique. Les dialogues sont percutants, rapides et pleins d’esprit, ce qui donne au film l’impression d’une course folle du début à la fin. Chaque scène déborde d’énergie, grâce à l’utilisation intelligente de l’humour pour souligner l’absurdité des situations dans lesquelles se trouve Ani. Les échanges entre les personnages sont rapides et souvent très drôles, ce qui permet au public de rester en alerte et de s’impliquer pleinement dans les rebondissements de l’histoire. Là encore, c’est le parfait équilibre finalement qui fonctionne à merveille.

Sean Baker ne sacrifie jamais ses éléments comiques au profit de ses thèmes plus profonds. Si le film est indéniablement drôle, c’est aussi une critique mordante des déséquilibres de pouvoir.

Cette sensibilité a toujours été une caractéristique des films de Sean Baker, comme notamment The Florida Project (2017), qui racontait l’histoire d’enfants vivant dans un motel délabré à l’ombre de Disney World. Il a le sens de la vie en marge et de ce qu’il faut faire pour survivre. Le réalisateur parvient à nouveau à esquisser le portrait des marginaux de l’Amérique tout en jonglant avec les dynamiques de violences et d’emprises inhérentes aux classes sociales. Bien qu’il s’agisse en apparence d’une course ridicule à travers Brooklyn, les faits servent de métaphore pour un jeu plus large qui se joue dans la société – là où les riches font les règles et où la classe ouvrière n’a aucune chance de gagner.

Anora est donc un film qui a de la substance, qui utilise son humour pour explorer des questions sociétales plus profondes sans jamais donner l’impression de s’enliser dans l’amusement. Derrière le burlesque, un drame intimiste se joue et la toute fin vient comme un coup d’éclat bouleversant.

Il ne fait aucun doute qu’Anora est l’un des grands films de l’année. S’il n’avait pas déjà prouvé sa valeur, Sean Baker continue de s’affirmer comme l’un des cinéastes les plus passionnants de notre époque.