François Mitterrand et Michel Rocard, deux destins croisés qui ne peuvent laisser indifférent, et qui appartiennent – déjà – à l’Histoire. Tout au long de la pièce de Georges Naudy, à l’affiche depuis le 14 janvier, l’enjeu est clair : qui des deux représentera la gauche aux élections présidentielles de 1981 ? L’issue, on la connaît tous. Mais la pièce « l’opposition », actuellement au théâtre de l’Atelier, reconstitue les arcanes de cet affrontement dans un échange imaginaire mais plausible, entre François Mitterrand et Michel Rocard – échange inspiré de propos réels de l’un comme de l’autre.

On est rue de Bièvres, chez François Mitterrand, pour une reconstitution d’une heure trente de pur plaisir, entre rhétorique assassine et dialogues savoureux qui laissent fuser les rires d’un public en mesure d’apprécier. Un jeu de chat et de la souris entre un Mitterrand cynique et manipulateur à souhait (une remarquable composition du comédien Philippe Magnan, tout dans la force tranquille) et un Michel Rocard enthousiaste et vindicatif, puis de plus en plus perplexe.

  • C’est Cyrille Eldin qui l’interprète, et le journaliste de Canal Plus – habitué à bousculer les politiques – s’est mis dans la peau de celui qui aurait pu être chef d’état. Étonnant pour un chroniqueur impertinent ? En répondant à nos questions, on a surtout découvert un trublion au cœur tendre.

Comment en êtes-vous venu à interpréter Michel Rocard ?

Cette pièce est arrivée de manière incroyable. J’ai perdu mon père quand j’étais très jeune – j’avais une vingtaine d’années. Or mon père était passionné de Michel Rocard. A sa mort, je me suis rapproché de mon oncle, qui était journaliste à France Soir. Lui était un admirateur de François Mitterrand. Quand on m’a proposé la pièce, j’ai trouvé que c’était une occasion de réconciliation. Mais surtout, je possède un terrain en Corse, à Monticello, pas loin du cimetière où reposent les cendres de Michel Rocard. J’y ai vu un signe.

De quelle manière avez-vous préparé ce rôle ?

D’abord, j’ai connu Michel Rocard puisque je l’ai interviewé à plusieurs reprises. Chez les personnes que j’interviewe, je perçois une émotion du corps. Pour les gens de gauche, ça tient à la verticalité : buste en avant, manches remontées… Michel Rocard, qui était de petite taille, avançait avec le menton baissé, mais avait une intensité dans le regard. Ensuite, j’ai balayé tout ce que je savais. Je ne voulais pas être trop influencé. J’ai relu quelques livres, notamment sa biographie par Laure Adler. J’en relis des passages. Et j’ai aussi beaucoup regardé de photos. Je pense à une en particulier, où il a l’air d’un enfant bougon.

Comment êtes-vous entré dans sa voix, si particulière ?

Je ne voulais pas être dans l’imitation, parce que je prenais le risque de la caricature. Pour la voix, j’ai laissé faire. C’est une question de rythme. Il semblerait que Michel Rocard exaspérait François Mitterrand dans sa diction. Il appuie, insiste par le propos. On a parfois l’impression que comme il n’ose pas, il faut qu’il insiste par le propos.

Saviez-vous que Michel Rocard était protestant ?

Bien sûr ! D’autant que je le suis moi-même. Ma mère est catholique mais mon père était protestant. J’ai été baptisé au temple, j’ai même un grand-père pasteur ! La foi, c’est important – avant, on ne le disait pas forcément. Il y a dans le protestantisme quelque chose qui va au-delà de la religion, qui tient à l’éducation, aux valeurs. Quand j’étais petit, mon père fréquentait Lionel Jospin – j’ai même joué au tennis avec lui, adolescent ! Encore un qui n’était pas tellement dans le second degré… Quand le projet de cette pièce est arrivé, j’y ai vu un clin d’œil un peu mystique.

Précisément, quand on voit la pièce, et le sens de la loyauté de Michel Rocard – dans un souci du devoir qui tourne à l’oubli de soi – on ne peut s’empêcher de penser à la décision de Lionel Jospin à la suite du premier tour des présidentielles de 2002.

Mais absolument ! J’y ai pensé d’ailleurs. Il y a là une loyauté qui tourne à l’abnégation, voire au sacrifice. C’est sacrificiel. Rocard refuse son destin. On a l’impression qu’il rêve de victoire, mais sans bataille. Il a peur de gagner. C’est cela : on dirait que les protestants ont peur de gagner. Dans la pièce, on voit que le combat avec François Mitterrand a eu lieu. Michel Rocard n’est pas qu’infantilisé. C’était un visionnaire, avec un vrai sens de l’économie. Il était extrêmement compétent – les protestants ne s’engagent pas à la légère ! J’aime cette lucidité, dans laquelle il y a à la fois une humilité, une rigueur et une honnêteté. A la fin de la pièce, on entend un extrait sonore du discours de Michel Rocard, au congrès qui a désigné François Mitterrand comme candidat de la gauche (lire ci-dessous). C’est un moment décisif dans sa vie, pourtant il parle d’un « détail ». « Un détail…je ne suis pas candidat ». Quel sens du sacrifice ! •

  • L’opposition Mitterrand vs Rocard, de Georges Naudy, mis en scène par Eric Civanyan. Jusqu’au 5 avril au Théâtre de l’Atelier.
  • Extrait du discours de Michel Rocard au congrès de Metz du 8 avril 1979 :
    « Permettez moi de préciser un détail… Cher François Mitterrand, ce ne sera pas l’opposition du prétendant. J’ai dit et répété – je le répète ici, qu’en qualité de Premier Secrétaire, vous serez le premier d’entre nous qui aura à prendre sa décision personnelle sur le point de dire s’il est candidat aux prochaines élections présidentielles. Et si vous l’êtes, je ne le serai pas contre vous. »