Bien commencer. L’artiste sur la scène s’avance, et le public aussitôt comprend tout : les lumières, les pensées, les notes. En littérature, on parle d’Incipit. « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur. » Offrir « La Chartreuse de Parme », c’est donner le grand large, l’aventure et la vitesse à la Nativité.
Pourtant, l’intimité ne manque pas de grandeur ; elle invite à l’aventure, elle aussi. Lisez-ceci :
« Madame de Carneilhan coupa le gaz, laissa la casserole de porcelaine sur le réchaud. A côté du réchaud elle disposa la tasse Empire, la cuillère suédoise, un pain de seigle roulé dans la serviette turque brodée de soie floche. »
Ah oui, bien entendu, la répétition d’un mot, le sentiment d’enfermement, tout cela sonne autrement. Cependant, le rythme intérieur nous saisit. Quelque chose nous entraîne. C’est l’esprit de Colette, qui rédige en pleine Occupation ce récit nommé « Julie de Carneilhan ». L’illustre écrivain (Romancière ? Autrice ? A vous de corriger, de nuancer) fait l’objet de deux publications remarquables, quelques semaines avant le cent-cinquantième anniversaire de sa naissance.
L’album d’Emmanuelle Lambert, intitulé « Sidonie Gabrielle Colette » (Gallimard, 240 p. 29,90 €) donne à comprendre la singularité de cette éminence. « Elle n’a jamais cherché à être l’égal des hommes, elle les connaît tant, ils se connaissent si mal. Maintenant, elle les voit venir de loin, depuis ce temps hautain des grandes figures, depuis le pays ombrageux de la supériorité, note avec pertinence l’essayiste protestante. La sienne est totale. Femme et créatrice, saltimbanque et journaliste ; initiée et initiatrice, épouse et bisexuelle, croqueuse d’hommes et rangée, mère jouisseuse et libre. » Offrir un scandale à Noël ? Et pourquoi pas ? Colette était courageuse en plus d’être talentueuse. Bénédicte Vergez-Chaignon, toujours magnifique en historienne des temps tragiques, nous dévoile « Colette en guerre » (Flammarion, 334 p. 21,90 €). Goûtons sans retenue ce portrait d’une femme écrivain qui cherche le ton juste, entre les nécessités de la vie quotidienne et le refus des compromissions. « Colette, entre 1939 et 1945, fait de nombreux choix, minuscules ou importants, remarque Bénédicte Vergez-Chaignon. Le choix de continuer à écrire et à publier pour gagner sa vie. Le choix de demeurer résolument aux côtés d’un mari juif, de surcroît naturalisé, ce qui l’expose doublement aux persécutions allemandes et à la ségrégation française. Le choix de se démener pour se nourrir, se chauffer, s’habiller le mieux ou le moins mal possible… »
N’allons pas trop vite ironiser, moquer cette femme de lettres aux prises avec les contingences. Le temps n’est plus des « No pasarán!» qu’avec imprudence et naïveté criaient les adolescents des années soixante dix. La guerre est à nos portes et nous allons voir ce que nous allons voir. Alors plutôt que de juger les ancêtres, méditons sur nos chances d’être plus ou moins courageux, plus ou moins formidables, et cultivons la modestie. Le tempérament se révèle quand on ne l’attend pas.
Les femmes auraient-elles en ce domaine un temps d’avance ? On n’en jurerait pas, mais les portraits de Colette que nous venons d’évoquer nous le font penser. Les nouvelles écrites par Lucile Bordes: « Aurélie et autres femmes sans nom » éditions Thierry Marchaisse, 128 p. 15,90 €) nous confortent dans cette impression. Le refus des effets, le souci d’atteindre une cible en évitant le gratuit, voilà bien le volume qui vaut le détour : « Le prix à payer est cher pour s’appartenir. Les femmes qui ne sont pas femmes de sont de mauvaise vie. Et les plus impitoyables sont les amies, les sœurs, le gynécée universel que ces gouapes trahissent de la pire des façons en s’affranchissant d’un joug dont les autres se savent complices. »
Comme en coda, citons Mélanie Levy-Thiébaut, qui dirige des orchestres et fait paraître « Une histoire vivante de la musique » (Flammarion, 487 p. 24,90 €). Autant le dire, cet ouvrage plein d’énergie, mobilisé par le désir d’initier, ravira tous ceux qui craignent de ne pas avoir les compétences pour apprécier la musique savante. Quant aux autres, ceux qui prétendent connaître sur le bout des doigts l’opus 111 de Beethoven, on espère qu’ils ne vont pas faire la fine bouche : ce n’est pas tous les jours qu’un gros volume aussi bien fichu paraît, conçu de surcroît par une musicienne professionnelle – et non par un journaliste mélomane, semblable, par exemple, à l’auteur de ces lignes.
A cet instant, votre esprit peut-être vagabonde : « Que venait faire Fabrice del Dongo tout à l’heure? » On pourrait vous répondre qu’au milieu des femmes un personnage de Stendhal se trouve toujours comme chez lui. Mais non. C’est le goût de l’altérité qui justifie cette alliance. Altérité de tous les genres, altérité de toutes les couleurs, de toutes les idées. Qu’on la recherche ou la redoute, l’altérité nous enrichit. « A Pâques ou à la Trinité » ? Pas du tout : dès le jour de Noël. To the happy few