1. La légende

La légende et la mésinterprétation de Socrate (470-399) ne sont pas pour rien dans le succès de cette formule du « connais-toi toi-même ». D’ailleurs, l’origine de cette formule lui est souvent attribuée, à tort, comme nous venons de le voir.

En cette période de fin de vacances 2020, il est amusant d’imaginer que Socrate se serait baladé avec sa besace dans les rues d’Athènes, prônant, au risque de se vie, le « connais-toi toi-même » et défendant la morale. Cela signalerait son courage et son refus des illusions du monde, en particulier celles liées à la recherche des honneurs, des richesses et des plaisirs du corps qui auraient été la marque des citoyens d’Athènes. Certains n’ont d’ailleurs pas hésité à le comparer à une sorte de Christ avant l’heure, l’âne en moins.

Une grande partie de la tradition n’a pas hésité à sauter le pas et à créer de toutes pièces la chimère1 d’un Socrate qui ne serait plus un « sage » (sophos) dont il faudrait écouter et recevoir sans discuter la parole, à la façon des « sages » et Prêtres-rois qui l’auraient précédé, mais un « philosophe », un « philo-sophos », un « ami » (philos) de « la sagesse » (sophia), tolérant, homme de dialogue. Ce prétendu « prince des philosophes » évoqué par Cicéron2, aurait ainsi été le porte-drapeau d’une pensée libre et rationnelle dégagée du magico-religieux, recherchant la Vérité contre les illusions, défendant la conscience individuelle et la liberté de penser comme « art de vivre » 3, propageant même une sorte de morale universelle.

Il aurait éclairé ses contemporains par ses questions pertinentes avec un esprit critique et une ironie dévastatrice, qui l’a fait comparer à une sorte de poisson-torpille marine paralysant celui qui le touche4. Les philosophes sophistes, qui célébraient les productions artificielles de leurs contemporains, participaient aux jeux électoraux démocratiques avec leurs ruses, simulacres, propos démagogiques, et jugeaient souvent favorablement les recherche d’honneurs, de plaisirs et de richesses, auraient été les premières victimes de ce moraliste intransigeant et aussi les fomenteurs de sa condamnation à mort. Cela au point où, à la suite de Socrate, le mot « sophiste » est devenu aujourd’hui encore une accusation grave, désignant ceux qui argumentent pour tromper leur auditoire et détourner de la Vérité.

Par ce « connais-toi toi-même », Socrate aurait même ouvert le chemin de la Vérité pour tous, professant la possibilité universelle de pouvoir « accoucher » la vérité enfouie en chacun, du plus humble, l’esclave, à l’aristocrate le plus puissant. Généreux, humaniste même si l’on en croit la légende, il aurait démontré que chacun pouvait atteindre de lui-même, par lui-même, cet arrière monde, le vrai monde, celui de la Vérité. Celui où se trouvent les innombrables Idées qui gouvernent tout, de l’idée de triangle ou du nombre à l’Idée de Justice, de Beauté et de Bien.

Un monde de la Vérité que certains, comme les partisans de l’ « augustinisme politique » (qui n’a rien à voir avec St augustin), n’hésiteront pas à identifier plus tard avec l’idée de Dieu, qui serait pur Esprit, qui comprendrait en lui toutes ces fameuses Idées à partir desquelles Il aurait créé le monde matériel et à partir desquelles Il le gouvernerait. Un monde que chacun pourrait atteindre en entrant en lui-même par la foi. Tandis que d’autres, jusqu’à Sartre, le transformeront en précurseur de l’esprit libre et de la pensée laïque, pourchassant avec son « connais-toi toi-même » les opinions fausses sans distinguer les domaines sacrés et profanes, s’opposant ainsi aux partisans de la religion polythéiste grecque, à toute église, à toute religion, à tout pouvoir au nom de la conscience.

Finalement, chacun devrait s’accorder à voir en Socrate un martyr de la liberté, le premier martyr de la philosophie, condamné à mort pour avoir exercé sa liberté de conscience.

2. Socrate, un aristocrate ennemi de la démocratie

Socrate naît à Athènes en -470. Contrairement à la légende, il ne fut pas un pauvre hère, un sans-abri, qui se serait baladé sa besace sur le dos, méprisant la politique et les richesses, ce que furent les seuls cyniques5. Ce fut un citoyen d’Athènes actif et riche, propriétaire d’esclaves. Dans la guerre du Péloponnèse (-431 à -404) qui opposa Athènes et sa Ligue de Délos aux alliés de Sparte dans la Ligue du Péloponnèse, il n’est d’ailleurs pas un simple fantassin, comme le sont les Athéniens aux faibles revenus, mais « hoplite », ce corps d’élite réservé aux aristocrates des familles riches capables d’assumer des coûts d’équipement élevés, comme le casque, la cuirasse, la lance….

Son père, Sophronisque n’était pas un aristocrate richissime mais il avait amassé une coquette fortune dont Socrate héritera. Artisan important, il était peut-être tailleur de pierre. Adversaire politique du camp démocrate, il était très engagé dans les débats politiques contre le camp démocrate. C’était un ami de Lysimaque, le fils d’Aristide, lui-même chef du parti des aristocrates favorables à l’abolition de la démocratie et au retour à la gouvernance archaïque, nostalgiques des Maîtres de Vérité et des Prêtres-rois. Ce que l’on appelle le camp des oligarques. Aristide avait été élu à la magistrature suprême en – 489 contre le camp démocrate conduit par Thémistocle, puis banni en -483 par les démocrates, avant d’être rappelé en -480 quand survient la guerre avec les Perses car c’était aussi un excellent stratège.

La mère de Socrate, Phénarète, était issue d’une des plus vieilles familles aristocratiques d’Athènes qui remontait, selon la légende athénienne, à la fondation de la ville par les Ioniens vers le Xème siècle avant J.-C. et à l’époque de la monarchie élective organisée par l’aristocratie qui désignait chaque année neuf d’entre eux pour gouverner la population qui n’avait aucun droit. Elle est parfois décrite comme « sage-femme » dans quelques textes, terme ce qui ne doit pas nous tromper sur sa situation sociale. Elle intervenait peut-être lors des accouchements mais certainement pas comme infirmière, plutôt comme magicienne ou amie. Certains interprètes pensent qu’il s’agit plutôt d’un clin d’œil en relation avec la méthode de Socrate qui prétendait faire accoucher les individus de la vérité qu’ils auraient en eux, méthode appelée « maïeutique ».

L’aristocrate Socrate grandit dans un monde troublé par les conflits militaires, politiques et culturels qui annoncent la fin de « l’âge d’or » athénien, celui qui avait permis le développement sans précédent des Cités grecques après leur victoire contre les Perses en – 479.

A la pointe de cette avancée spectaculaire de la Grèce, se trouve Athènes. Tournée vers les arts et les lettres, au grand dam de Socrate et de ses amis du camp oligarque, mais aussi vers la puissance, Athènes construit peu à peu un empire qui soumet à son diktat les cités alliées, malgré son statut de démocratie et malgré le fait que certaines de ces Cités aient adopté le régime démocratique elles-mêmes.

Ce qui, au passage, comme je l’ai démontré ailleurs, ruine la thèse défendue par Michael Doyle6 selon laquelle les démocraties ne se font pas la guerre. Thèse reprise par bien des théoriciens qui confondent valeurs et mode de gouvernance car la démocratie, le « pouvoir du peuple », est seulement une technique de gouvernement celui qui se caractérise par le « pouvoir » (« cratos ») du « peuple » (« demos »). Il n’est pas nécessairement associé à la valeur de liberté. Car il n’est pas vrai qu’un pouvoir issu de la majorité soit nécessairement du côté de liberté et, moins encore que « Vox Populi » soit « Vox Dei ». L’histoire de la démocratie, hélas ! le montrera souvent par la suite, un « peuple » peut facilement se laisser emporter aux pires errances et soutenir les Caligula, Néron ou Hitler plutôt que les droits individuels et celui des nations. Dès Athènes, cela était vrai, la population commettant nombre d’exactions votées à la majorité sous l’influence des démagogues.

Cet impérialisme athénien et les prélèvements qui vont avec, certaines cités l’acceptent, d’autres non. Ainsi survient la guerre du Péloponnèse (-431 à – 404). D’un côté, les alliés de Sparte qui refusent cet impérialisme, de l’autre ceux d’Athènes qui l’acceptent avec plus ou moins d’entrain, souvent forcés. Symbole de la fin de cette époque classique : Périclès. Cet homme politique détesté par les aristocrates, Socrate en particulier, est mort un peu avant le début de la guerre, en -429. Peut-être cette guerre n’aurait-elle pas eu lieu si ce personnage politique, démagogue mais toujours calculateur et prudent, avait été en vie. Quoi qu’il en soit, la guerre a lieu.

Socrate développe alors sa philosophie, se bat pour Athènes par patriotisme mais défend des thèses proches de celles des aristocrates qui gouvernent Sparte et qui le rendent suspect auprès de nombre de ses concitoyens. Il occupe des fonctions politico-sociales importantes à Athènes. En 406, il est ainsi encore délégué par sa tribu pour se charger, avec 49 autres délégués (« prytanes »), des affaires courantes de la Cité pendant la Guerre du Péloponnèse. A ce titre comme chef politique, et le temps de sa fonction, il est logé gratuitement à côté de l’endroit où se réunissait l’assemblée chargée des lois de la Cité, la « Boulé ». Il faudra nous en souvenir pour comprendre sa demande d’être à nouveau logé et nourri gratuitement part Athènes lors de son procès.

L’opposition entre le camp démocrate et le camp aristocratique devient d’une extrême violence, notamment à partir de – 415. Les gouvernements se succèdent avec des coups d’État et des assassinats en nombre.

Cette opposition de Socrate au camp démocrate est particulièrement perceptible quand il sera le seul prytane à s’opposer au procès et à la peine de mort des généraux après la bataille des îles Arginuses, durant l’été – 406. Ce fut une grande victoire maritime contre Sparte mais le parti démocrate prit peur car il craignait que les amiraux athéniens victorieux, proches du parti oligarque, ne profitent de leur popularité pour abolir la démocratie et prendre le pouvoir à leur retour ; ce qui n’était pas nécessairement faux vu les crises successives. Les démocrates prétendirent donc que ces amiraux stratèges avaient volontairement laissé sans secours les marins athéniens tombés en mer, les laissant se noyer et qu’ils avaient même refusé de récupérer leurs corps. En vérité, une terrible tempête s’était levée à la fin de la bataille interdisant secours et tentative de récupération des morts. Le camp démocrate exigea et obtint donc le procès. Sur 8 amiraux, 6 revinrent, les deux autres, Aristogène et Protomarque jugeant le risque d’être condamné à mort trop élevé, connaissant leur histoire d’Athènes, s’enfuirent prudemment. Le procès donna lieu à une démagogie implacable, avec les parents des disparus en mer qui témoignaient en deuil, en noir le crâne rasé, avec larmes et exigences de vengeance. Malgré l’opposition de Socrate, les 6 généraux furent condamnés à mort et exécutés.

Sparte et ses alliés gagnent la guerre peu après, on le sait. Les spartiates installent alors une garnison d’occupation à Athènes et imposent militairement, en – 404, un régime oligarchique de terreur, la Tyrannie des Trente. Elle est appelée ainsi du nom de ces 30 magistrats du parti oligarchique qui prennent le pouvoir pendant un an avec l’appui de Sparte.

Or, elle s’exerce sous la direction de Théramène et Critias, précisément disciple et cousin de Socrate, puis de Charmide, un autre disciple de Socrate. Sans que celui-ci ait protesté, ces Trente réduisent à 3 000 le nombre des citoyens, font voter une loi autorisant le gouvernement à exécuter ceux qui ne font pas partie des 3 000, exécutent plus de 1500 démocrates sur une population de 40 000. Ils condamnent même à mort Théramène, pourtant initiateur des Trente et partisan de l’oligarchie, général courageux et bon négociateur, jugé trop modéré par Critias. Il est contraint de boire le fameux poison, la cigüe, sans que Socrate n’y trouve rien à dire. Pourtant, Socrate est si influent dans ce parti oligarque qu’il peut refuser l’ordre qui lui est donné d’arrêter un proscrit sans être inquiété.

C’est sans doute à lui que l’on doit l’objectif de son disciple Critias de remplacer la constitution démocratique d’Athènes par la « constitution des ancêtres (« patrios politeia »), que les dirigeants de Sparte emmenés par le général Lysandre voulaient imposer à Athènes. Il s’agissait de revenir à l’époque précédent les lois de Solon (640-558), à l’époque archaïque, celle où gouvernaient aristocrates et Maîtres de Vérité, voire prêtre-rois. On ne s’étonnera pas de voir ce projet de « constitution des ancêtres », plus tard défendu par Platon à la fin de sa vie dans son ouvrage dogmatique Les Lois7.

Mais la chute de la tyrannie des Trente, après un an d’exactions, et le retour à la démocratie à la suite d’une opération militaire menée par les troupes de Thrasybule, sonne le temps des règlements de comptes contre ceux qui ont soutenu ce gouvernement tyrannique. Les partisans du régime aristocratique et de la dictature des Trente sont logiquement suspectés d’être des ennemis de la démocratie et des partisans de Sparte. Critias, Charmide et bien d’autres sont tués dans les combats ou exécutés.

La décision démocratique, prise à bulletins secrets, de condamner à mort Socrate n’est donc pas l’effet d’une ignorance, voire d’une méfiance envers « La » philosophie comme le prétend la tradition. Elle est l’expression d’une décision réfléchie envers un homme qui a montré durant toute sa vie son opposition ferme à la démocratie et sa volonté de revenir à la période archaïque. Et, nous allons y revenir tout de suite, elle est la prise en compte de ce « connais-toi toi-même » dont aucun démocrate athénien, les sophistes en premier, ne pouvait ignorer le sens.

3. L’étape 1 : « je sais que je ne sais rien »

Sur la route du « connais-toi toi-même » socratique, il y a deux étapes, séparée par un saut, La première étape consiste à dégager le terrain, à se défaire des faux savoirs qui encombreraient les cerveaux de ses contemporains. La formule qui résume cette première étape est : « je sais que je ne sais rien ». La seconde est l’entrée dans le monde des Idées, qui est celui de la Vérité.

D’abord le « Je sais que je ne sais rien ». Que signifie donc ce « je sais » ? Au-delà de cette contradiction logique que si l’on ne sait rien on ne devrait pas même pouvoir « savoir » que l’on ne sait rien, l’objectif de Socrate est-il bien le « savoir », comme cela fut si souvent écrit ? Si oui, que peut bien signifier ce mot « savoir » ? Car Socrate le répète, le « savoir » ne passe pas par l’expérience et la Vérité n’est pas de ce monde. Comment alors accéder au savoir ?

Par une méthode. La fameuse méthode d’examen (« exétasis ») utilisée par Socrate, la « réfutation » (« elenchos »). L’idée serait qu’il faudrait commencer par nous débarrasser de tout ce que nous avons appris. Non pas en mettant entre parenthèses ou en doutant, mais en abolissant ce qui a été acquis.

L’objectif principal du « je sais que je ne sais rien » est de démontrer aux citoyens, intéressés par la recherche de la vérité et de la moralité, l’impossibilité d’y parvenir par le chemin de l’observation, de l’expérience, des techniques, des sciences physiques. L’objectif de la méthode n’est pas de parvenir aux connaissances de l’astronomie ou de la physique qui s’égarent dans le monde sensible illusoire. Il n’est pas la connaissance médicale qui s’intéresse à ce corps, « tombeau de l’âme » comme le disaient déjà avant lui les 7 Sages. Il n’est pas de parvenir à poser les conditions d’une bonne délibération pour choisir le meilleur possible dans la Cité, comme le voudra Aristote. Il est de parvenir à nettoyer les esprits de ce qui va leur permettre d’accéder au second moment, celui du basculement dans la Vérité qui exige l’abandon du monde sensible et l’ouverture au monde suprasensible.

Et contrairement à la légende rapportée pas les modernes, les mathématiques elles-mêmes seraient une illusion quand elles sont conçues comme science formelle ou outil des sciences. Les « mathématiques » et la géométrie particulièrement, n’ont rien à voir avec les mathématiques scientifiques ; le mot « mathématique » cache deux réalités distinctes ; dans le cas socratique et plus tard platonicien, comme cela l’était pour Pythagore, les mathématiques n’ont d’autre intérêt que d’ouvrir par une mystique du nombre au monde de la « Vérité »(alèthéia), qui avait été célébré par Parménide.

L’« ironie » socratique, curieusement célébrée par la modernité comme une marque de la liberté de l’esprit, est indissociable de ce projet de s’opposer à ces découvertes scientifiques, techniques, politiques, issues de la recherche de la vérité à partir du monde tel qu’il apparaît, ce monde dit des « apparences ». Elle consiste à ruiner toute pensée qui croit en l’artifice et pense l’avenir sur la créativité humaine. Pour dégager la voie, la méthode socratique consiste d’abord à amener les opposants, les sophistes en premier lieu, à se contredire ou à défendre des positions difficilement acceptables pour les autres citoyens. L’objectif ici est de ruiner la légitimité de ces philosophes qui prétendent conduire les citoyens vers le bonheur par la recherche des richesses, du pouvoir ou des plaisirs.

La dialectique est entre les mains de Socrate une arme sceptique contre les activités de ses contemporains qui, entrainés par les sophistes, croient en la puissance humaine. Elle permet de dénoncer la dérive volontariste et rationaliste des sophistes qui gangrènerait la jeunesse des Cités. Il voit dans la course aux artifices humains, des institutions aux techniques, dans le constructivisme, l’opposition la plus radicale à la Vérité.

Socrate dialogue donc mais à sa façon. Car il ne répond guère lui-même aux questions qui lui sont posées, comme Thrasymaque et bien d’autres le lui reprochent, à juste raison, dans la République8. Sa parole-dialogue est une arme retournée contre le monde de la parole-dialogue qui construit les Cités et croit en la puissance humaine. Cela à la façon dont il utilise les règles démocratiques, dont la liberté d’expression donnée à tous les citoyens, comme moyen pour combattre la démocratie et son principe d’égalité de tous devant la loi afin de permettre un retour vers un système politique de type oligarchique ou, mieux encore, de type Prêtre-roi ou de « philosopheroi » qui en est, avec Platon, la forme à peine laïcisée.

A la différence d’Aristote qui va prendre les artifices humains au sérieux et qui va étudier les modes de communication interhumains qui permettent de délibérer raisonnablement et de choisir, Socrate nomme vagabondages dans le Gorgias tous les outils de communication comme la « rhétorique », l’« éristique », l’ « art de persuader ».

Et dans les discussions avec ses contemporains, s’il utilise le mythe et l’allégorie pour séduire ce n’est que par ruse pour conduire ses interlocuteurs à rejeter ce qu’il croit être l’illusion suprême, celle d’un humain mesure de toute chose comme le professaient certains sophistes comme Protagoras. La mesure de toutes choses ne serait pas l’humanité pour Socrate mais le Bien en soi. Ce Bien à partir duquel on pourrait construire les cités justes, avec une constitution juste, dirigés par les quelques heureux qui y auraient eu accès. Suivre une autre voie que celle de ceux qui ont pu accéder au monde de la Vérité, serait donc condamner la cité à sa perte, vivre soi-même dans l’immoralité et, finalement, se condamner soi-même après la mort.

3. Second moment de la méthode socratique : le saut

Mais le « je sais que je ne sais rien » est seulement une étape. Quand l’individu humain ne sait plus rien, quand il est débarrassé des prétendues illusions du monde, comment avancer ? Cela ne se peut pas par des efforts, par un progrès qui irait d’un point vers un autre par des démonstrations comme dans les sciences.

Après le « je sais que je ne sais rien », pour avancer, pour franchir la muraille, pour s’élever avec son esprit au-delà des apparences, il faut changer de méthode.

C’est alors que Socrate en appelle à un saut, à une rupture qualitative. Ce saut individuel est pour lui la condition impérative pour parvenir dans la clairière de l’Être, là où tout se découvre.

C’est là un message constant de Socrate, explicite dans quelques allégories, comme celles de la caverne dans La République ou de l’attelage ailé dans le Phèdre.

Par ce saut, l’éblouissement attend d’abord celui qui s’élève vers le monde divin, celui des Idées, après s’être dégagé des illusions de la caverne. Car la Vérité, qui soudain surgit, l’éblouit.

Le « connais-toi toi-même » est ce saut. Il est un appel à se détacher de toutes les activités de transformation du monde, des relations sociales, du corps propre et cela pour entrer en soi.

Mais il ne faut donc pas se tromper sur la nature de ce « toi-même ».

Il ne s’agit pas de connaître le « moi » de l’individu qui vit ici et maintenant. Aucune science n’est ici à l’horizon. Ce « moi » qui est celui du corps animé vivant dans le monde sensible et dont se préoccupent sciences médicales ou soins, le « Je sais que je ne sais rien » nous en a débarrassé. La Vérité n’est pas à constituer ou à rechercher par une suite d’essais et d’erreurs, d’observations et d’expérimentations sur le corps ou par une action dans le monde sensible.

Pour saisir ce qui se joue, il n’est pas inutile de se reporter à certaines pensées mystiques, à certains moments d’extase voire à certaines célébrations religieuses de nos contemporains. Le saut consisterait à s’ouvrir à la Vérité, à lui laisser pénétrer l’esprit contre les bruits de la caverne et les errances du corps car « la vérité des choses est en nous » 9mais, emprisonné dans le monde sensible où vit le corps animé, nous ne la savions pas.

La Vérité est déjà là, il faudrait la recevoir puis la déclarer. Elle se dit en nous, en « toi-même », lorsque nous sortons du monde sensible par l’esprit et retrouvons ce qui serait le vértiable « soi-même », celui qui n’a plus de liens avec le monde sensible.

Comment ce saut vers la Vérité est-il possible ?

Socrate pose la présence de l’esprit divin en « soi-même ». Chacun serait habité par le « Démon » ou le « Daïmon » ; ce qui séduira beaucoup d’interprètes des religions monothéistes qui le traduiront par « conscience » et « esprit », ignorant le sens et la puissance de la pensée archaïque dans le socratisme.

Ce « Daïmon » en nous, auquel se réfère Socrate dans le Criton ou l’Apologie de Socrate, serait la montgolfière par laquelle, celui qui aurait rompu avec le moi sensible pourrait s’accéder pour s’ouvrir au suprasensible « par » lui-même.

À cet égard l’erreur majeure des Plotin, Eusèbe et Orose, et de bien d‘autres jusqu’à Montaigne et Sartre, est de n’avoir pas saisi que pour Socrate ce « Daïmon » n’est en rien un esprit individuel, la marque d’une liberté singulière, la preuve d’une conscience échappant à l’espace et au temps.

Il est seulement la découverte par chaque être humain qu’il est lui-même une apparence. Rentrant en lui-même, évacuant tout ce qu’il avait appris, il se découvre réceptacle du « daïmon » qui tire les ficelles, marque de ce monde suprasensible, universel et anonyme des Idées-Vérité qui gouverne le monde. Le saut arrive quand les humains se découvrent des ombres dans la caverne, marionnettes d’un monde vrai auquel ils ne peuvent qu’adhérer et disparaître comme individus dans cette adhésion.

A cet égard, il a été beaucoup écrit sur une prétendue rupture de Socrate avec Héraclite. Pour Héraclite, le chemin de la vérité consistait aussi en un saut. Il s’agissait de dépasser cette perception illusoire où nous pourrions croire possible d’atteindre la Vérité en partant du sensible. Il prônait dans son école un mysticisme où le vrai savoir devait conduire les individus à adhérer à l’ordre divin afin de disparaître comme sujet pensant, en se laissant aspirer dans le vrai monde, celui des divinités tutélaires, là où tout devrait s’éclairer dans l’Être, en particulier l’illusion et l’harmonie des opposés.

Il a également été beaucoup écrit sur l’opposition de Socrate avec Parménide qui, à l’inverse d’Héraclite, balayant d’un revers de manche le mouvement, exigerait d’adhérer directement à la Vérité où se tiennent les divinités. Il s’agit là encore, de trouver la Vérité par un saut. L ‘Être est, le non-Être n’est pas, et celui qui recherche la Vérité doit adhérer à l’Être sans discours, sans raisonnement, immédiatement. Alors, les illusions du mouvement dans le monde et la croyance en une existence des humains comme sujets seraient remplacées par la réception immédiate du discours divin en nous, le vrai « Logos », la Vérité.

Si Socrate prend des chemins différents, si, à la différence de Parménide et Parménide, il part du sujet humain, son objectif est bien le même. Son opposition radicale n’est pas avec Héraclite ou Parménide mais avec les sophistes. Ceux-ci refusent le saut. Ils admettent la vérité de ce monde sensible et appellent pensée vraie celle qui cherche à être efficace pour transformer le monde, augmenter la puissance individuelle, parvenir au succès. Véritable sagesse pratique selon eux, pire des illusions pour Socrate.

A la fin,« je sais que je ne sais rien » n’est plus seulement la formule sceptique qui visait à vider la méconnaissance qui encombrait les esprits, mais elle devient l’expression d’un individu qui se découvre ombre et qui, adhérant à l’esprit-daïmon qui est en lui, découvre la puissance tutélaire qui l’habite.

Par cette rupture et ce saut, il découvre que le « daïmon » n’est pas un être singulier qui serait « de lui » mais une parcelle de ce monde de la Vérité « en lui », qui agit par lui et lui sait par elle.

Il n’y a donc bien qu’un chemin, celui de l’intuition, pour s’arracher au monde illusoire tout comme le dira plus tard Spinoza qui a hérité de ce bagage socratique et platonicien plus qu’on ne le croit, malgré l’interprétation insoutenable des « matérialistes » 10

Ébloui par la lumière de la Vérité, l’individu s’ouvre à elle et se découvre mu par le « daïmon ». Il lui reste alors à jeter son Moi illusoire et à adhérer à ce monde suprasensible de la Vérité, d’où ce « daïmon » vient et qu’il habite.

4. Troisième temps : la négation du moi.

Après le saut, « Connais-toi toi-même » (γνῶθι σεαυτόν) devient possible. Et connaitre les dieux une possibilité logique.

D’ailleurs, le sens de cette reprise par Socrate de la formule était parfaitement clair pour ses contemporains. En aucune façon, elle n’indiquait le chemin d’un « souci de soi » comme le prétendra Michel Foucault en 1984 et, encore moins, celui d’une autonomie de la conscience comme le crut Jean-Paul Sartre. Elle s’inscrivait dans la continuité de la formule du temple de Delphes, le plus haut lieu de culte de la pensée magico-religieuse grecque. Socrate fait d’ailleurs explicitement référence au temple les rares fois où il est fait allusion à la formule sacrée. Notons au passage que dans le Charmide, son disciple Critias cite la formule mais que Socrate ne la reprend pas à son compte à l’inverse de deux ouvrages, le Philèbe et le Premier Alcibiade où il rappelle l’ « inscription de Delphes » et la nécessité de croire cette maxime.

Aurait-il oublié que la formule était « Connais-toi toi-même et tu connaitras l’univers et les dieux »  et non pas seulement « connais-toi toi-même »? En vérité, Socrate évoque toute l’« inscription de Delphes » et non une partie de cette inscription.

À cet égard, la tradition qui voudrait le transformer en héraut de la conscience libre semble oublier que la Pythie de Delphes a fermement défendu Socrate contre les Athéniens lors du procès qui le conduira à être condamné à mort. Non seulement elle affirme qu’il est innocent du point de vue des dieux mais qu’il est aussi « le plus sage des hommes ». Notons ce fait : la prêtresse d’Apollon ne dit pas de Socrate qu’il est un « ami de la sagesse », « philo-sophos », mais bien un « sage », le plus sage, un « sophos ».

Et loin de nier cette relation au monde magico-religieux archaïque que dévoile la Pythie, Socrate l’affirme comme allant de soi. Il l’utilise même comme argument au cours du procès qui va le condamner à mort et s’appelant lui-même « outil de dieu », obéissant à la « mission » confiée par Apollon et ne craignant pas la mort pour cela11.

Pourquoi Socrate aurait-il menti sur sa croyance en l’arrière-monde et sur sa perception qu’il était en « mission » pour Apollon, et donc sa voix ici-bas, lors de son procès ? Socrate n’avait jamais menti, et il préférera la mort à la fuite ou au désaveu de sa philosophie. Il croyait donc fermement à sa position de réceptacle de la parole d’Apollon. Et il est curieux de voir la tradition préférer le faire passer pour un simulateur et oublier les innombrables références aux dieux dans les discours, y compris, comme dans le Charmide, sa croyance aux incantations pour guérir, au lieu de prendre sa philosophie et la fameuse formule au sérieux.

Voilà d’ailleurs pourquoi, selon la tradition athénienne, quand il lui est demandé de proposer une condamnation pour lui-même lors de son procès, Socrate exige d’être nourri et logé gratuitement par la Cité. Une provocation ? Pas le moins du monde. D’abord, il avait déjà expérimenté ce statut lors de ses responsabilités politiques, ensuite, il exerce précisément ce précepte « connais-toi toi-même et tu connaitras les dieux ».

Depuis le néolithique, en effet, les prêtres-Rois, puis les Maîtres de Vérité, étaient logés et nourris gratuitement par les Cités. Et Socrate, qui se pense lui aussi envoyé par les dieux pour ouvrir le chemin de la moralité et de la sagesse, avant même la théorisation par Platon du « philosophe-roi » ou du « roi-philosophe » qui est la version laïque du Roi de justice, pourrait bien avoir simplement et logiquement repris cette tradition.

Porteur d’une philosophie qui se dit l’expression du monde supra sensible habité par les Dieux, il ne pouvait lors de son procès proposer autre chose qu’être nourri gratuitement. Car il ne craint pas la mort qui permet d’échapper au monde d’errance sensible. Et il ne pouvait se contredire en acceptant une condamnation, aussi minime fut-elle, qui aurait été l’aveu qu’il avait en partie tort, donc qu’il n’avait pu lui-même faire le saut ou qu’il n’était pas en mission auprès des humains dans la caverne.

Ce passage par un saut qualitatif du « connais-toi toi-même » au « tu connaitras l’univers et les dieux » est logique.

Prenons pour le saisir un exemple dans les arts, par ailleurs méprisés par Socrate puisque les individus y démontreraient leur asservissement au monde sensible. Certains interprètent aujourd’hui encore les grandes œuvres en les disant créées par le « génie ». Or, ce qui est sous-entendu est que l’artiste est ainsi habité par le « génie», le « genius », c’est-à-dire l’esprit. Le « génie » est une sorte de « daïmon » qui agit dans l’artiste, par l’artiste. Mais puisque le génie œuvre, l’artiste n’est donc pas vraiment responsable de sa création. Le véritable auteur est le « génie » qui est en lui. Il est seulement le passeur du divin, le réceptacle du divin-marionnettiste qui agit par lui et tire les ficelles. D’ailleurs les artistes grecs croyaient que leur succès était dû aux dieux qui agissaient en eux, au lieu de s’attribuer à eux-mêmes leur propre créativité.

Pour Socrate, celui qui entre en lui-même découvre que la Vérité a toujours été là, immuable derrière les apparences. Et qu’elle sera toujours là. Elle se tient stable, ferme, éternelle dans le vrai monde, celui qui s’oppose au monde sensible dont elle donne les clefs.

Ces éléments de Vérité, en entrant en lui-même, en découvrant son « daïmon », celui qui suit Socrate se met en position de les recevoir. Ces Idées vraies sont alors découvertes en lui comme des éclairs de lumière qui, au départ, l’éblouissent comme le dit La République. L’individu qui est sur ce chemin du « connais-toi toi-même », se sachant ni universel, ni nécessaire, comprendrait soudain que ces Idées découvertes en lui par introspection ne peuvent venir de lui, être construites par lui. Ces Idées ne lui appartiennent pas, elles ne sont pas « de lui ». Il n’a pas créé le triangle ou le cercle, le Beau ou le Bien. Il découvre les éléments d’une Vérité supérieure à lui qu’il reçoit comme Socrate dit les recevoir d’Apollon.

Cette Vérité ne se tient pas seulement au-delà des apparences pour dire la vérité cachée, elle les gouverne aussi. Ce corps de Socrate lui-même ne serait qu’une ombre. Et toutes ces créations humaines artificielles produites ne seraient que des apparences trompeuses, déformées, loin des modèles dont ils sont la piètre imitation.

Et ce fait de gouverner les apparences explique pourquoi celui qui parvient à recevoir la Vérité est aussi en position de comprendre ce qui se passe dans la caverne, d’y retourner pour éclairer les humains et les gouverner dans ce monde illusoire pour les extirper de ce monde, à la façon dont Socrate reçoit la mission d’Apollon d’éclairer Athènes.

C’est pourquoi, le « connais-toi, toi-même » socratique n’engage pas la découverte humaniste de l’humanité créatrice et souffrante qui doit chercher le meilleur possible en tâtonnant, ni à l’étude scientifique patiente et pleine d’embûches de l’univers pour transformer le monde, à l’inverse de ce que penseront plus tard un Aristote ou un Guillaume d’Occam. « Connais-toi toi-même »… et tu ne connaitras ni l’humanité ni l’univers. Quant aux dieux nous y reviendrons dans la conclusion.

5. Démocratie et roi-philosophe

L’opposition de Socrate à la démocratie n’est donc pas accidentelle mais essentielle et elle révèle le rapport liberticide nécessairement induit par cette vision du monde contenue dans le « Connais-toi toi-même ». Puisqu’il devient possible de recevoir les esprits-Idées qui dirigent le monde par le « connais-toi toi-même », pourquoi celui qui est parvenu à atteindre le monde de la Vérité, pourrait-il ne pas devenir un Maître de Vérité agissant dans ce monde pour y imposer un modèle idéal conforme à ce monde de la Vérité ?

Pour Socrate, il est non seulement inutile mais, plus encore, impossible d’examiner « l’opinion commune » de chacun en cherchant à démêler le vrai du faux, et, encore plus faux d’imaginer en « l’opinion » commune l’un des chemins possibles du vrai à la façon dont le pensera un Aristote. L’opinion commune doit toujours être réfutée car elle a tort. Et elle a toujours tort, car la Vérité est accessible seulement par intuition à ce petit nombre qui a su se dégager du monde sensible où est enfermé l’opinion par la réfutation dialectique, qui a pu accepter sa part suprasensible grâce au « connais-toi même » et au saut qui lui a permis de découvrir et d’obéir à son « daïmon » qui appartient au monde de la Vérité.

Or, la démocratie est le règne de l’opinion, celui du « demos » qui comprend alors les citoyens qui avaient le droit de voter, un monde inapte au savoir. Une inaptitude liée à l’absence de temps pour méditer, à l’aliénation dans les problèmes liés à la quotidienneté et aux illusions du monde sensible. Pour l’immense majorité de la population, la découverte du « je sais que je ne sais rien » est impossible et le saut vers le vrai « connais-toi toi-même » inimaginable. Or, la démocratie c’est le règne de la majorité.

Tout n’est pas perdu pourtant pour une élite susceptible d’être conduite par le philosophe qui a eu accès au monde des Idées et qui va tenter d’entraîner des citoyens choisis pour les arracher aux ombres.

D’où le vrai sens de la « maïeutique », cet art d’accoucher du vrai qui fut trop souvent interprété comme une marque de l’humanisme de Socrate.

Certes, cet art fut peut-être plus une pratique de Platon que de Socrate, mais il correspond bien à l’état d’esprit de ce dernier.

Reprenons l’exemple donné par le Ménon. Pour démontrer que la Vérité préexiste et habite tous les humains, Platon raconte que Socrate serait allé à la rencontre d’un esclave choisi au hasard. Cet esclave n’aurait aucune connaissance mathématique ou physique, il ne saurait pas même lire ou écrire. Or, par les seules questions du maître, cet ignorant aurait retrouvé en lui comment construire un carré dont la surface serait le double de l’original.

Impressionnant ? Pas certain. Cette démonstration est contestable, les questions orientent les réponses de l’esclave inventé par Platon pour les besoins de sa cause. Elle confirme, à l’inverse, l’impossibilité pour cette philosophie d’imaginer que l’humain ordinaire puisse aller vers la Vérité sans le soutien d’un maître de Vérité, ici Socrate, et, plus encore, que la vérité puisse se trouver par tâtonnements, expérimentation, échecs et erreurs, voire qu’elle puisse se construire. Et elle ouvre le chemin soit à l’abandon de la recherche du bien public, soit à l’adhésion aux pires système politiques tyranniques.

Ainsi, Socrate va-t-il convaincre nombre d’Athéniens qui le suivent que le bien public ne peut être trouvé par des discussions ouvertes à tous les citoyens, de type démocratique, sous prétexte que des palabres entre ignorants produisent nécessairement des décisions erronées. Il va ainsi détourner une partie de la jeunesse de la recherche du bien public et du mieux-être individuel, des sciences et des techniques pour les entraîner vers une introspection dont l’impasse existentielle est totale. Un psychologisme de l’échec et, finalement du désespoir pour ceux qui devraient admettre que leur créativité ne sert à rien, qu’elle est chimérique et que la mort seule, débarrassant l’âme de ce corps « tombeau de l’âme » et obstacle au savoir, comme le professe Socrate dans le Phédon, sera un moyen pour aller vers le « tu connaitras l’univers et les dieux », cet arrière-monde de la Vérité.

Mais cette formule ouvre aussi la voie aux pires système politiques. Puisque le monde des Idées non seulement contiendrait la Vérité du monde des apparences mais le dirigerait, alors, logiquement, celui qui a accédé à ce monde par le « connais-toi toi-même » pourrait donc retourner dans la Cité et la diriger au nom des Idées, dont celles de justice et de Bien, desquelles se déduiraient le bien public et la bonne gouvernance. C’est l’origine de cette théorie du « philosophe-roi » ou du « roi-philosophe » ainsi que celle du modèle politique idéal à imposer au réel, dont tyrannies et totalitarismes ont hérité.

1 Voir plus particulièrement les travaux de William Keith Chambers Guthrie, en particulier : A History of Greek Philosophy, vol III, IV et V, Cambridge : Cambridge University Press, 1975 ; Robin, Léon, Platon, Paris : PUF, 1968 ; Koyré, Alexandre, Introduction à la lecture de Platon, Paris : Gallimard, 1962. Griswold Charles L. Jr (ed), Platonic Writings, Platonics Readings New York : Routledge, 1988 ; Brisson Luc, Platon, les mots et les mythes, Pais : Maspéro, 1982. Par curiosité, passé complètement à côté du sujet : Derrida Jacques La dissémination, Paris : Seuil, 1972, tout comme avant lui Paul Ricœur , Etre, essence et substance chez Platon et Aristote.

2 Cicéron, De la Nature des Dieux, II, LXVI

3 Voir par exemple Nehamas Alexander The Art of Living : Socratic Reflections from Plato to Foucault, University of Calfornia Press, 1998.

4 Ménon, 80a.

5 Roucaute Yves, « Les cyniques », « Diogène le cynique », « Antisthène », in Dictionnaire des Philosophes, Paris, PUF, 1984, 2001.

6 Doyle, Michael, « Kant, Liberal Legacies and Foreign Policy » in Philosophy and Public Affairs, N°12, 1983, pp.205-235 et 323-353. Une illusion tenace, malgré la leçon donnée par la victoire démocratique d’Adolf Hitler en Allemagne en 1933. Roucaute, Yves, La République contre la démocratie, Paris, Plon, 1999.

7Loisi, 627a 

8La République, 336b-337a. Et quand il semble répondre, comme dans le Gorgias, il s’agit probablement, comme le note Quintilien dans ses Institutions Oratoires, d’un artifice de Platon pour ses propres thèses.

9Ménon, 80d-86d

10 Spinoza dans l’Ethique, comme le remarquait Ferdinand Alquié, dans ses Nature et Vérité dans la Philosophie de Spinoza (Les Cours de la Sorbonne, Paris : CDU, 1965) et contrairement à une interprétation dite « matérialiste », distinguait la « nature naturante, » autrement dit Dieu, composé des idées vraies et accessible par connaissance intuitive, et la « nature naturée », autrement dit le monde sensible accessible par une connaissance inférieure, du second genre, par les sciences plus particulièrement.

11Apologie de Socrate, 21e, 23b, 29a.