Les Intranquilles, le drame belge du réalisateur Joachim Lafosse est, à mes yeux, l’un des grands oubliés du palmarès de la compétition du dernier Festival de Cannes.
Damien (Damien Bonnard) est bipolaire. Au cours de ses crises, il reste sans dormir pendant des jours et des jours, se précipitant pour essayer de tout réparer et de tout faire, dans une excitation permanente. Il vit dans une confortable maison de campagne avec son jeune fils Amine (Gabriel Merz Chammah) et sa femme attentionnée Leïla (Leïla Bekhti), qui restaure des meubles dans un atelier sur place. Damien est un peintre qui connait un certain succès, un métier qui semble convenir à son tempérament. Mais lorsqu’il entre dans ce que nous apprenons être un énième épisode de ses troubles bipolaires et qu’il refuse de prendre ses médicaments, Leïla est au bout du rouleau.
Joaquim Lafosse s’intéresse farouchement à la famille, et surtout à ses drames. Son nom est associé notamment à deux longs métrages remarquables et bouleversants : À perdre la raison en 2012 et L’économie du couple en 2016. Avec son nouveau film, Les intranquilles, le réalisateur dresse le portrait d’un couple qui s’aime profondément mais qui se trouve dans un conflit qu’aucun d’entre eux ne veut vivre. Il est clair qu’ils entretiennent une relation forte ensemble et avec leur jeune garçon, mais lorsque Damien est en crise, il ne perçoit plus que Leïla essaie simplement de l’aider lorsqu’elle lui suggère de prendre des médicaments ou – pire – de se reposer ou, en choix ultime, de se rendre à l’hôpital. Les performances, la mise en scène et le scénario aident le public à voir les deux côtés de l’histoire ; il faut féliciter le réalisateur et son équipe de co-scénaristes pour leur approche empathique de tous leurs personnages.
Damien Bonnard est absolument fascinant dans le rôle d’un artiste de génie aux prises avec son trouble bipolaire, tout comme Leïla Bekhti dans celui d’une épouse qui se bat, vaille que vaille, et tente de préserver l’unité de la famille. Des prestations brillantes, justes et terriblement touchantes. Face à ses parents malmenés par cet intrus pathologique qui, progressivement, détruit tout sur son passage, il y a Amine leur fils, que Gabriel Merz Chammah interprète aussi avec talents. C’est d’ailleurs par son regard sur la situation que l’émotion grandit et que la situation nous prend aux tripes. Car, bien que le couple discute de l’état de santé de Damien, les effets de cette maladie sont surtout montrés et notamment au-travers des yeux d’Amine. Il y a ainsi une scène magnifique mais extrêmement inconfortable (positivement, je précise) où un Damien en sueur et excité dépose Amine à l’école, malgré les tentatives de Leïla de l’en empêcher. Il se précipite dans un magasin et achète deux paniers de petits gâteaux, puis entre dans la classe en courant et déclare qu’il veut emmener toute la classe en pique-nique au bord du lac. La caméra se tourne vers le fils de Damien, tranquillement mortifié mais aussi terriblement inquiet, intranquille pourrait-on d’ailleurs plutôt dire, pour son père qu’il aime. Il est clair que ce n’est pas la première fois qu’il est témoin de ce genre de comportement, ce qui le rend d’autant plus poignant. Il n’est pas surprenant d’apprendre que le réalisateur avait lui-même un père souffrant de cette même malade…
Damien vit dans un état constant d’essoufflement et Joaquim Lafosse filme Damien et Leïla, dans cet éternel stress, en gros plan et à hauteur de leurs yeux. Un état qui devient rapidement aussi le nôtre. Plusieurs fois en suivant l’histoire se dérouler devant moi, je me suis surpris à ressentir cette même excitation et cette fatigue paradoxale qui l’accompagne me gagner également… Une manière éreintante mais tellement efficace de nous faire vivre ces vies au plus près. Car l’intranquillité du mari et père devient immanquablement l’intranquillité de l’épouse et du fils. Je n’ai pu m’empêcher de penser à ce qu’écrit la théologienne protestante Marion Muller-Collard dans son ouvrage L’intranquillité : « La voie de l’intranquillité s’est imposée à moi par la force des choses. Par la force crue de la vie, qui ne prévient de rien, qui exige de nous que nous épousions à chaque instant la courbe indéchiffrable de notre imprévisibilité ». Elle voit cela, avec sens, comme un moteur de toute existence humaine en recherche. Mais ici cette intranquillité, hélas, prend une autre forme et devient terriblement destructrice. C’est l’autre face de la médaille d’une certaine manière.
Il y a aussi des « notes de grâce » inattendues dans le film, avec Amine d’ailleurs, le plus souvent et, par exemple, son attitude à la table du dîner quand il imite avec tendresse son père, reproduisant l’une de ses crises quelques jours auparavant. Mais Les intranquilles montre clairement qu’il n’y a pas de moyen facile de sortir de ce trou noir, à cause notamment de la peur qui s’immisce dans les esprits qu’à tout moment la bascule dans la crise est imminente, comme une épée de Damoclès constamment suspendue au-dessus de soi. Un mal de la circonstance, mais peut-être aussi d’une société, d’un monde lui-même touché aussi par un virus… car ici, les masques apparaissent dans le scénario, et certaines allusions peuvent nous donner de percevoir, entre les lignes, que l’intranquillité n’est finalement pas que l’affaire de cette famille…