Le plus grand éditeur de livres d’histoire est mort hier, à 93 ans. Pierre Nora, ses yeux bleus, sa mise classique et sa présence immédiate – impérieuse et cependant rieuse, comme s’il voulait signifier que l’autorité, dont il semblait ne jamais se départir, était un instrument parmi d’autres de son rapport au monde. Un monde justement.
Dans un bâtiment multiplié, biscornu, protestant bien entendu, dont chacun s’en va désigner le patron par son prénom, déférence de cour, Pierre Nora s’était construit mieux qu’un fief : un royaume. Peut-être cinq mille titres ! Qui dit mieux ? Si les hommages pleuvent, il ne s’agit pas seulement de saluer quelque performance professionnelle, mais de reconnaître l’influence que cet homme exerça sur la France, puisqu’en ce pays, longtemps, le prestige de la pensée surclassa les taux de croissance, le Produit Intérieur Brut et l’endettement.
Penser le passé
La première collection, chez Julliard, invitait les lecteurs à consulter les documents de première main. Archives, tel était son nom. Rigoureux, ses volumes apportaient pourtant le divertissement sous l’austérité. La maison Gallimard était donc faite pour lui. Mais n’allons pas nous laisser prendre au piège de la téléologie. Rien n’était écrit des succès de librairie. Saisir au vif le talent d’un Le Roy Ladurie pour publier « Montaillou, village occitan », déceler sous la componction cardinalice de Georges Duby non seulement « Le temps des cathédrales », mais un chef d’œuvre authentique celui-là, « Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme », c’était jeter dans la société giscardienne un pavé d’exigence, une ambition dans le désert consumériste.
En eût-il conscience ? A-t-il agi de façon rectiligne ? Probablement oui. Car cet homme n’était pas un attrape-tout. Sélectionner, choisir, c’était dire aux lecteurs, et par conséquent dans la Cité, quelles étaient ses convictions. Républicain se méfiant d’un certain esprit démocrate, au mol relâchement dont cet enfant des années trente avait été la victime et le témoin ; démocrate par l’ancrage à gauche, à la volonté de lutter contre les injustices ; hostile aux idéologues imbéciles prenant la destruction pour la modernité.
D’une exigence véritable, capable de saines colères – une historienne ayant travaillé sur les provinces au dix-neuvième siècle nous en fit confidence, pour nous dire qu’à la fin, malgré le désagrément que les reproches avaient pu générer pour elle, force était de constater qu’il avait eu raison – Pierre Nora se faisait de l’Histoire une idée de haute tenue. Qui d’autre aurait publié « L’invention de la vitesse », de Christophe Studeny (paru voici trente ans), dont le titre ne dit que le sujet, mais qu’il vous faut absolument trouver, car c’est un grand livre, « Le rang » de Fanny Cosandey, magnifique ouvrage portant sur un sujet difficile, une référence à posséder dans votre bibliothèque, ou bien encore « Guerre Sainte, martyre et terreur », de Philippe Buc ? Il y a quelques jours, nous avons recommandé « Désert, déserts », de Marie Gautheron. S’il n’en fut pas l’initiateur, Pierre Nora sut reconnaître dans l’ouvrage que cette femme de science lui envoya le livre remarquable qu’il pouvait éditer.
Quelques abrutis, la jalousie ne manquant jamais de trafiquants, s’en allaient dire autrefois que le bonhomme faisait écrire les autres, mais qu’il n’écrivait pas lui-même. Au fil de ses dernières années, Pierre Nora les fit mentir en publiant des récits sensibles et justes, desserrant l’étau de ses pudeurs, expliquant son parcours intellectuel, exprimant son amour pour les femmes de sa vie. Mais les lecteurs attentifs avaient gardé le souvenir d’un ouvrage : « Les Français d’Algérie » paru pendant la fameuse guerre, d’une clairvoyance et d’une subtilité qui laissent pantois.
C’est toute une famille qui pleure aujourd’hui. Bien entendu la vraie famille : compagne, enfants, petits-enfants. Les deux amis que sont le philosophe Marcel Gauchet, l’historien d’art Krzysztof Pomian. Mais encore les historiens. Nous ne pouvons les nommer tous, alors nous distinguons Bénédicte Vergez-Chaignon, qui travaille au classement ses archives, un océan. Mais c’est encore tout un peuple qu’un attachement profond relie, depuis toujours, à ce pays de cocagne que l’on nomme la France. Pierre Nora, son chevalier servant.
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