- Entretien publié en juin 2013 par Ensemble – Strasbourg
On le surnomme aujourd’hui frère Luc. Lynx au repos, massif, attentif à l’autre, bienveillant, un peu fatigué. De passage à Strasbourg. Ensemble l’a rencontré. Entretien avec Michaël Lonsdale, un passeur qui aide à vivre et à s’interroger.
Avant, c’était un acteur parmi beaucoup d’autres. La génération Belmondo, Noiret, Serrault, Rochefort… Un peu plus mystérieux, peut-être, plus intellectuel aussi : il avait joué sous la direction d’Orson Welles, de Duras, de Buñuel, même s’il ne dédaignait pas de tourner avec Spielberg ou dans un James Bond. Mais avec son fin collier de barbe, ses yeux de félin et son phrasé inimitable, il semblait surtout voué à des rôles en demi-teintes, policier, traître, agent double. En un peu plus de cinquante ans, il avait 130 films à son actif, presque autant de pièces de théâtre, et des téléfilms, des livres-audio… Tout cela était fort honorable, et constituait ce qu’on appelle communément une belle carrière…
Et puis, en 2010, cela a été la déflagration. Inattendue. Immense. « Des hommes et des dieux », l’histoire des moines de Tibhirine, assassinés lors de la guerre civile algérienne, obtient le grand prix du jury au Festival de Cannes et le César du meilleur film. Michaël Lonsdale y incarne (jamais le mot n’a autant convenu) frère Luc, le médecin qui soigne tout le monde, de sept heures du matin jusque dans la nuit, bougonne beaucoup, explique ce qu’est l’amour à une jeune musulmane, et dit, à la fin, quand il décide de rester à Tibhirine malgré la lourde menace qui pèse sur les moines : « Je n’ai pas peur. Je suis un homme libre ». Si Michaël Lonsdale reçoit pour cette interprétation quatre prix prestigieux, dont un César, ce rôle révèle surtout au grand public un chrétien engagé qui n’est pas seulement acteur. Nous l’avons rencontré à Strasbourg, où il venait présenter, en compagnie de Dominique Rey, évêque de Toulon, un passionnant livre d’entretiens : Confidences (Editions Onésime).
Massif mais attentif à l’autre, lynx au repos mais bienveillant, un peu fatigué mais se prêtant de bonne grâce à la tournée de promotion (FEC, interviews, librairie Ehrengarth, paroisses de Neudorf), Michaël Lonsdale tel qu’en lui-même.
Comment devient-on frère Luc ?
En faisant don de soi. Le réalisateur Xavier Bauvois me voulait absolument. La générosité de Luc, sa curiosité (il lisait aussi bien Schopenhauer que le Canard enchaîné), son humanité, m’ont touché. L’acteur est comme un enfant qui joue : on est plus heureux quand on est quelqu’un d’autre car on ne s’aime pas tellement. Et puis, en même temps, ça libère, c’est magnifique le rôle de frère Luc, c’était comme s’il était là. Ce n’était plus moi qui parlais. Il est vrai que j’avais déjà interprété des rôles de prêtre, de père abbé (dans Le nom de la rose), d’évêque, de cardinal, et de pape ! J’avais même prêté ma voix à Dieu !
Quelle est votre définition de l’acteur ?
Un interprète, c’est d’abord un passeur. Nourri de l’observation des hommes et du monde, le comédien raconte des histoires qui aident à vivre et à s’interroger.
Et un acteur chrétien ?
Je ne fais pas la séparation. Simplement, beaucoup d’artistes, dans la France laïque, n’osent pas affirmer leur foi. J’avais sollicité un acteur, très connu pour son humour caustique, et que je savais croyant et pratiquant, pour venir témoigner de sa foi : il a refusé, arguant que pour le public, il était celui qui faisait rire ! Alors que moi je pense qu’il faut témoigner, aller là où on vous demande.
Vous définissez-vous comme artiste chrétien ou artiste catholique ?
L’acteur fait montre, pour l’unique fois, un peu d’agacement. Je suis quelqu’un qui aime son prochain ! Mon père, anglais, était protestant non pratiquant, ma mère était catholique. Chez les protestants, je suis admiratif devant les femmes pasteurs, si nombreuses en Alsace ! Chez les catholiques, ce sont les grands mystiques, comme sainte Thérèse de Lisieux, qui m’inspirent. Mais ce qui compte, c’est l’impact qu’un artiste peut avoir sur le monde : quand Pierre Fresnay (un protestant) joue Monsieur Vincent, en 1947, il fait découvrir la figure et l’universalité de saint Vincent de Paul à des millions de spectateurs.
Quels sont les textes qui vous portent et vous aident à vivre ?
J’aime beaucoup lire – y compris en public – de la poésie : Verlaine, un des rares poètes qui est musical, le grand Claudel, Victor Hugo le prophète, Saint-John Perse ou le petit génie fou qu’était Rimbaud. Mais je lis aussi Proust, qui est un auteur comique insoupçonné, Dostoïevski, Chateaubriand dont la splendeur de la langue m’émeut, Flaubert, Virginia Woolf… Et puis, bien sûr, ma petite Thérèse de Lisieux, saint Augustin, le Cantique des Cantiques. Dans l’Ancien Testament, tous ces récits de bataille me démoralisent un peu. Mais j’ai besoin des Évangiles pour vivre. Par contre, les livres de théologiens me tombent des mains : j’ai ouvert un jour un livre de saint Thomas d’Aquin ; je l’ai refermé tout aussitôt !
Les cloches de l’église Saint Thomas retentissent : il est midi, l’heure de laisser Michaël Lonsdale poursuivre son chemin. Le vieil enfant qui sait s’émerveiller de la beauté du monde et transmettre cet émerveillement va continuer à peindre, à écrire, à tourner. Et à prier. En chrétien engagé.