Dans Saving Grace, Robert Plant explore les racines du blues et des spirituals. Sa voix fragilisée devient force, et le refrain final Keep your hand on the plough résonne comme un écho biblique à la fidélité et à l’espérance.

À 77 ans, Robert Plant revient avec Saving Grace, luxueux recueil de reprises où se conjuguent folk, blues et spirituals, porté par l’énergie complice de son groupe éponyme. On y sent, dès l’ouverture sur Chevrolet, une humilité chaleureuse : guitare acoustique, banjo, contrepoint subtil, et cette voix mûrie dont chaque inflexion raconte une vie.

Depuis des décennies, Plant incarne cette étonnante capacité à renaître. Ancienne icône de Led Zeppelin, voix rugissante des stades, il n’a jamais cherché à capitaliser sur son propre mythe. Il préfère s’aventurer sur des chemins plus modestes, là où la musique se tisse dans l’intimité d’un chant traditionnel ou dans la complicité d’un groupe resserré. Saving Grace en est la preuve éclatante : loin de ressasser le passé, Plant déniche et réinvente.

Une intensité spirituelle

Le choix des morceaux est révélateur. As I Roved Out, chanson traditionnelle irlandaise, devient un poème murmuré. Everybody’s Song du groupe Low, groupe culte du slowcore américain, est réhabité par un climat d’intériorité lumineuse. Soul of a Man, blues classique signé Blind Willie Johnson, retrouve une intensité spirituelle que Plant et ses musiciens ne forcent jamais, préférant la tension contenue à l’éclat démonstratif. Dans ce kaléidoscope, Suzi Dian apporte un souffle contrasté et une belle complicité vocale. Sa présence féminine, loin d’être secondaire, élargit l’espace sonore et dialogue avec Plant dans une complémentarité féconde.

La fragilité de sa voix devient une force

L’instrumentation est une réussite en soi. Guitares acoustiques, mandoline, banjo et percussions sobres créent un univers qui respire la sincérité. On pense parfois aux paysages celtiques, parfois aux rives du Mississippi, comme si Plant faisait dialoguer des traditions musicales dispersées mais reliées par un même souffle. L’album circule ainsi entre continents et mémoires, rappelant que la musique populaire n’est jamais figée mais vivante, en perpétuel tissage. On sent aussi une volonté de dépouillement. Les arrangements, parfois aériens, parfois presque a cappella, laissent la place aux silences, aux respirations. Plant, qui autrefois emplissait l’espace de sa puissance vocale, accepte ici la fragilité de sa voix comme une force. Chaque fêlure devient évocation, chaque retenue, émotion. C’est le privilège des grands artistes : ne plus avoir à prouver, seulement à transmettre.

Ce disque n’est pas un simple exercice de style. C’est un voyage artistique vers ce qui habite Plant depuis toujours : l’idée de traditions vivantes. Il n’imite pas, il transmet. Dans un monde saturé de productions formatées, ce geste a valeur de manifeste. La reprise n’est pas ici recyclage, mais redécouverte : un acte de mémoire et de renouvellement.

Une référence biblique

Le clou se trouve sans doute à la toute fin : Gospel Plough, spiritual afro-américain, réarrangé avec retenue et émotion. Le morceau clôt l’album sur une douce invite : « Keep your hand on the plough, hold on »« Garde la main sur la charrue, tiens bon ». On entend ce refrain comme un testament, une exhortation à la persévérance musicale et spirituelle. C’est le chant d’un homme qui a traversé modes et tempêtes, mais qui continue à croire que la musique peut nourrir, relever, donner sens. Il est difficile de ne pas percevoir dans ce final une résonance biblique.

Tenir la charrue, c’est avancer sans se retourner, comme le Christ le disait à ses disciples (Luc 9,62).

Plant, sans prêcher, incarne à sa manière cette fidélité : rester en mouvement, garder la main ferme, ne pas céder au cynisme, résister aussi politiquement dans le contexte américain. La musique devient alors non seulement art, mais discipline de vie, un chemin de constance et de grâce.

Saving Grace peut alors s’entendre comme une méditation en musique sur le temps, la fidélité et la transmission. À 77 ans, Plant ne se contente pas de rappeler ce qu’il a été. Il nous dit encore qui nous pouvons être : des êtres traversés par les traditions, mais appelés à les faire vivre, à les transformer. Dans un monde qui valorise le neuf pour le neuf, il rappelle que la vraie nouveauté consiste à habiter pleinement ce qui nous précède.