J’étais en terminale dans un pensionnat quand Bizhan est arrivé pour poursuivre ses études. Bizhan était juif. Son père, qui travaillait en Iran, l’avait envoyé dans cette école protestante. Il partageait le même dortoir que moi. J’avais donc des contacts fréquents avec lui. Je passais des heures à l’écouter évoquer sa vie de juif en pays musulman, ainsi que ses expériences dans un camp en Israël. Il m’a appris à chanter Hava Nagilah.

Jeûnes

Le début de l’automne coïncidait avec la saison du ramadan. Massoud, un camarade musulman, avait reçu l’autorisation de jeûner pendant la journée. Chaque jour, il se levait avant l’aube pour manger un morceau, jeûnait, puis attendait le coucher du soleil pour dîner. Sa fidélité à ce jeûne d’un mois était remarquable.

L’un des épisodes les plus drôles de cette époque se produisit au moment de Yom Kippour, le grand jour sacré juif de la repentance. Bizhan, pour ne pas être en reste, déclara son intention de jeûner pour Yom Kippour. Le jour dit, il le fit savoir à tous et nous l’a rappelé tout au long de la journée. Vers l’heure du dîner, j’ai été surpris par des cris provenant du bout du couloir, là où Bizhan avait sa chambre. Calendrier à la main, il arriva d’un pas lourd, le visage blême : « J’ai fait une erreur, Yom Kippour, c’est demain, pas aujourd’hui. » Il eut à se repentir deux fois cette année-là.

Un différend futile

J’ai beaucoup appris de Bizhan et de Massoud. Mais ce que j’ai appris de plus important, ce fut sur moi-même. J’avais alors une collection de disques vinyles dont j’étais très fier. J’aimais beaucoup la musique classique. J’invitais de temps en temps un copain dans ma chambre pour écouter une rhapsodie de Liszt, ou une toccata pour orgue de Vierne. Un jour, Bizhan était avec moi. Prenant un de mes disques pour l’examiner, il posa son pouce et ses doigts sur les sillons. Je me suis mis exagérément en colère : « Il ne faut jamais tenir un disque comme ça ! Faut toujours le tenir par les bords ! » Avec un regard méprisant, il mit soigneusement ses doigts sur les bords du disque, le reposa sur la table et sortit sans un mot. J’étais gêné. Je suis allé le chercher pour essayer d’atténuer les effets de mon emportement. « Je voulais seulement éviter de rayer le disque… », marmonnai-je, mais il n’écoutait pas. À partir de ce moment, il ne m’adressa plus […]