Il décrivait Londres atterré, terrassé par la mort de la princesse, chacun dans sa stupeur. Les rues étaient quasiment vides, Hyde Park déserté. Et pourtant, on pouvait voir un cycliste, traversant le parc, le nez au vent. Il roulait « comme si de rien n’était ».
Je ne me souviens plus de la suite du billet, mais l’image m’est restée et j’ai reçu ce « comme si de rien n’était » comme une prédication que je n’ai jamais oubliée. Et en hommage aux intuitions si profondément originales de Raphaël, je voudrais tenter de dire pourquoi.

Ce « comme si de rien n’était », on le retrouve, à peu de chose près, chez l’apôtre Paul: « Voici ce que je dis, frères, c’est que le temps est court; que désormais ceux qui ont une femme soient comme n’en ayant pas, ceux qui pleurent comme ne pleurant pas, ceux qui se réjouissent comme ne se réjouissant pas… et ceux qui usent de ce monde comme n’en usant pas; car la figure de ce monde passe » (I Corinthiens 7, 29-31). On pourrait poursuivre: Continue à vivre comme si les biens de ce monde (le mariage, la richesse…), mais aussi ses maux (les deuils, la souffrance, la vieillesse et même la mort) n’étaient « rien ».

Et pourtant, continuer à vivre comme si de rien n’était, ce n’est nullement de l’indifférence, du je m’en foutisme; c’est bien au contraire une forme de courage et d’ascèse. C’est rester libre par rapport à ce qui arrive, par rapport au destin, à l’irréparable. C’est prendre sur soi, faire bonne figure et persister, malgré tout, dans l’être et dans la vie. Matthieu 6, 17 ne dit-il pas « Quand tu jeûnes, parfume ta tête », comme si de rien n’était.
On a dit que Raphaël Picon, devant l’irréversibilité de sa maladie, était résigné; il avait consenti à sa mort. Je trouve cela exemplaire. Mais on peut dire aussi que, jusqu’au bout, il a eu du savoir-vivre, dans le sens le plus profond du terme. On peut vieillir, souffrir et même mourir avec savoir-vivre. Vivant jusqu’à la mort, comme si de rien n’était. […]