Le 10 juillet 1985 ? Un temps d’imitation, singerie des années cinquante : pour les femmes, des jupes cintrées, cheveux peroxydés, pour les hommes, des costumes croisés-bretelles, et pour tous le cynisme, l’individualisme et l’argent. Pour tous ? Pas tout à fait. Comme en contrepoint de ce conformisme consternant, la contestation pacifique prenait du galon. Fini le terrorisme des Brigadistes, place était faite à la sensibilisation, geste généreuse ayant pour ambition d’alerter l’opinion sur l’état de la planète et d’infléchir les politiques publiques. Ainsi Greenpeace, organisation non gouvernementale, s’interposait-elle plutôt que de conduire des actions virulentes et, par quelques coups d’éclat, s’était-elle rendue populaire.

Fernando Pereira, photographe jusqu’au bout

Aussi, lorsque le 10 juillet 1985, dans le port d’Auckland, le Rainbow Warrior, un navire que Greenpeace voulait projeter jusqu’en Polynésie pour dénoncer les essais nucléaires Français, fut envoyé par le fond, la presse internationale tendit l’oreille. Elle le fit d’autant plus qu’il y avait mort d’homme. En effet, deux bombes avaient provoqué le naufrage : une première pour faire partir l’équipage, une seconde pour le détruire ; mais le photographe de Greenpeace, Fernando Pereira, juste après la première déflagration, s’était rappelé qu’il avait oublié son matériel dans sa cabine ; il s’était précipité sur le bateau… La seconde explosion l’a tué. Quarante ans après les faits, le photographe Pierre Gleizes lui rend hommage.

« Le 10 juillet 1985, je revenais d’un défilé de mode que j’avais photographié pour Associated Press, agence que j’avais rejointe après avoir travaillé plus de quatre ans pour Greenpeace, explique Pierre Gleizes à Regards protestants. Le rédacteur en chef du service photo m’a dit : « ton bateau a un problème ». C’est comme ça que j’ai découvert que le Rainbow Warrior avait coulé. Très vite, j’ai appris que Fernando Pereira, que je connaissais très bien, qui m’avait remplacé sur le navire, avait été tué. »

La douleur de retrouver la cabine du Rainbow Warrior

L’affaire, en quelques jours, a pris les dimensions d’une crise diplomatique et politique internationale. A l’issue de la plus vaste enquête jamais réalisée dans le pays, la police néo-zélandaise a pu établir que deux agents Français se faisant passer pour un couple de touristes Suisses avaient piloté une équipe de nageurs de combats pour détruire le navire. « Associated Press m’a envoyé sur place afin de faire des photos, nous dit encore Pierre Gleizes. Après 43 jours de mer, un voyage très douloureux pour moi, j’ai revu l’épave du Rainbow Warrior, qui se trouvait dans un état de décomposition avancée. Quand je suis descendu dans la cabine où j’avais vécu une année entière, celle où le corps de Fernando a été retrouvé, cela a été bouleversant. »

Le silence des politiques

Pendant plusieurs années, les responsabilités n’ont pas été clairement établies. Laurent Fabius, Premier ministre au moment des faits, a toujours dit qu’il n’était au courant de rien ; Charles Hernu, ministre de la Défense en juillet 85, a été contraint à la démission.

Quant au chef de l’Etat… « A l’automne 1997, l’amiral Lacoste, qui dirigeait les Services secrets en 1985, a admis dans un livre que François Mitterrand avait donné son accord pour une telle opération, souligne Pierre Gleize. Je regrette qu’il ait attendu ce délai, car s’il s’était exprimé à l’époque des faits, le Président n’aurait pas pu passer entre les gouttes et, comme aux Etats-Unis Richard Nixon, aurait été contraint d’avouer la vérité, puis de démissionner. » En tant que photographe de presse, Pierre Gleizes est entré plus de trente fois dans le bureau présidentiel. « A de multiples reprises, j’ai eu le désir de lui demander : « savez-vous qui a donné l’ordre de faire sauter le Rainbow Warrior ? » J’ai choisi de garder mon emploi plutôt que de provoquer le scandale, et donc je ne l’ai pas fait. Mais je le regrette. »

Un hommage en images

En hommage à ses compagnons d’équipage, Pierre Gleizes a mis en ligne quelques-unes des images qu’il a réalisées pour Greenpeace de 1978 à 1985 : In Memoriam – Rainbow Warrior 1978-1985

Un portfolio qui reflète le courage et la conviction, l’espérance – la bonne humeur aussi – de quelques militants venus de tous les coins de la planète afin de défendre des principes essentiels, à commencer par l’idée que la planète est un bien commun qu’il convient de préserver. 

Depuis 1985, Pierre Gleizes n’a pas cessé de regarder le monde, avec un talent qui n’a d’égal que sa pudeur. A chaque image – les lecteurs pourront s’en rendre compte par eux-mêmes – il nous encourage à voir ce que l’on voit. Plus que jamais vigilant, plus que jamais déterminé, ce reporter photographe est un artiste. Engagé ? Dans son humanisme, à coup sûr. Et dégagé de tout cynisme. En cela fidèle aux premiers militants de Greenpeace, au premier rang desquels un photographe hollandais d’origine portugaise, qui mourut le 10 juillet 1985. Victime des services secrets Français.

Découvrir le travail du photographe Pierre Gleizes : In Memoriam – Rainbow Warrior 1978-1985