Laissons le combat de coqs au repos. Sur fond noir – afin de donner le sentiment que l’esprit de sérieux dominerait les débats ? – Gabriel Attal et Jordan Bardella se sont affrontés comme s’ils étaient les seuls candidats légitimes, alors même que le Premier ministre n’est pas candidat du tout. Ce triste spectacle, arbitré par une consœur qui paraissait croire qu’elle était plus qu’une médiatrice, ne changera sans doute pas grand-chose aux rapports des forces en présence. Non seulement parce que ce type de joute n’a jamais modifié qu’à la marge les intentions de vote, mais parce que la compétence n’est pas le critère principal sur lequel nos concitoyens fondent leur vote en faveur du Rassemblement national.
Dans une note de recherche rédigée pour ses confrères de Science Po, le philosophe Lucien Jaume invite à la lucidité.
L’Etat et l’intérêt général
Devons-nous le rappeler ? C’est l’Etat qui a construit notre nation – tandis qu’en Espagne, en Allemagne, en Italie, c’est l’inverse. De là vient que la prise en compte de l’intérêt général, chez nous, dépend de la puissance publique.
« Historiquement, en France, l’intérêt général, c’est l’État qui en est le promoteur, le gardien et le contrôleur, rappelle Lucien Jaume. D’abord dans l’alliance du roi et de l’Église, le bien du peuple tout entier devant être gardé politiquement et spirituellement. « Un roi, une loi, une foi », fut la devise unitariste française ; ce qui n’alla pas sans exclusions, comme celle des protestants par Louis XIV à la demande de Bossuet. Après la Révolution, l’intérêt général devient la raison d’être de la République, il doit se réaliser, dans la liberté et l’égalité, sinon la fraternité. »
Depuis plus de quarante ans, l’arrimage de nos choix politiques aux impératifs de la construction européenne a contribué à la réduction du champ d’action de l’Etat.
Nous ne devons donc pas nous étonner qu’un certain nombre de nos concitoyens considèrent que l’Union provoque la dilution de l’intérêt général dans un vaste ensemble flou, voire, pour les plus radicaux, par la disparition de la France. La nature politique ayant horreur du vide, les Français sont tentés de penser qu’un homme ou une femme à poigne pourrait rétablir ce qu’ils estiment avoir perdu – bien que, comme on le sait, le RN affirme respecter le cadre européen, ne plus demander le « Frexit ».
Le Baromètre de la confiance politique
Cette enquête réalisée par le CEVIPOF (centre de recherches politiques de Sciences Po), révèle depuis dix ans qu’un nombre croissant de Français approuverait l’arrivée au pouvoir d’une personnalité « qui gouvernerait sans tenir compte du Parlement et des élections ». L’enquête réalisée au mois de février dernier montre que 70% de Français n’ont plus confiance envers la politique en général, que la confiance dans les partis politiques n’atteint que 20%, que le rétablissement de la peine de mort est souhaité à 48%. Si nous élargissons la focale, nous constatons que partout, dans l’Union européenne, triomphent ou menacent de triompher des partis politiques héritiers des extrêmes droites d’il y a cent ans.
L’exemple de l’Italie
Pour appuyer ses hypothèses sur l’avenir, Lucien Jaume étudie les quatre ou cinq facteurs qui ont permis en Italie la montée légale du fascisme au pouvoir : « La question des populismes est différente sous certains points de vue, pourtant on peut penser que la revendication nationaliste, la demande d’autorité en tous domaines, le discrédit des partis politiques, la montée des individualismes et des identités ont été hier en Europe et peuvent être aujourd’hui les sources d’un « grand chambardement » (comme dit la chanson). Ces quatre ou cinq facteurs nourrissent l’angoisse éprouvée vis-à-vis de la mondialisation et de la diversité culturelle (sexualité, islam, modes de vie, etc.). Ils nourrissent la crainte d’un projet pour « déconstruire les nations » (comme avait écrit Marine Le Pen en 2015 pour présenter le groupe « Europe des nations et des libertés ») ou encore ils suscitent – sous le thème « Donnons le pouvoir au peuple » – une non-démocratie qui serait soi-disant plus démocratique (les Gilets jaunes en France). »
L’autoritarisme au pouvoir ?
Marine Le Pen et Jordan Bardella prétendent qu’ils sauraient prendre, s’ils parvenaient aux responsabilités, des mesures visant l’intérêt général – notamment dans les domaines économique et social. A-t-on jamais vu leur famille politique, en Europe comme ailleurs, accomplir une telle prouesse ? Evidemment non : comme tous les autoritarismes de ce genre, les partis d’extrême droite ont partout ruiné la liberté, l’égalité, la fraternité. Mais la surdité des responsables politiques à l’endroit d’une demande de protection, de respect des règles de droit ou de simple civilité provoque un désir de chamboule-tout qui va croissant.
« Le véritable problème ne réside pas uniquement dans l’accession au pouvoir d’un leader ou d’un parti extrême, c’est au-delà qu’il faut regarder, c’est-à-dire examiner, derrière les masques possibles, le type de leadership que les autoritaires ou autres « vedettes » » peuvent exercer » recommande encore Lucien Jaume dans la note qu’il a publiée. En ce sens, la formule « Il n’est pas d’extrême gauche » ou « Elle n’est pas d’extrême droite » est illusoire, par myopie sur les antécédents, sur l’entourage et sur l’avenir : c’est la dialectique avec la société qui décidera de la politique effectivement suivie. Cet ensemble de comparaisons conduit donc à dire : « Incarner l’intérêt général bafoué » est un appât attractif, si l’Histoire est bien source d’enseignements. »
Ne désespérons pas. Débattons, cherchons des voies nouvelles
Bien sûr, l’histoire ne se répète jamais. Libre à chacun de jouer avec l’extrême droite au jeu des sept erreurs. Il n’en demeure pas moins préoccupant de constater que nul ne s’offusque vraiment de l’avancée, considérable selon les derniers sondages, d’une liste conduite par un jeune homme dénué des compétences essentielles à la conduite des Affaires, et que beaucoup pensent inéluctable la victoire du Rassemblement national en 2027. Ne désespérons pas. Débattons, cherchons des voies nouvelles. « Le pire n’est pas toujours sûr » a dit Paul Claudel. Il n’avait pas toujours tort…
Pour aller plus loin :
La note de recherche de Lucien Jaume : « Esprit européen, fascisme, intérêt général. Un exercice de comparaison », site du CEVIPOF.