La pause de juillet août touche à son terme. Je vais donc laisser de côté, ici, mes réflexions sur les Béatitudes, qui suivront leurs cours au travers d’autres canaux.
Une transition me permettra de revenir à l’actualité directe en méditant sur la formule des Béatitudes, qui parle « d’artisans » ou de « fabricants de paix ». Oui la paix, quand elle survient, est l’aboutissement d’un travail. On a du mal à penser à ce genre de considérations, en ce moment où nous sommes impressionnés par la guerre en Ukraine. Mais c’est peut-être justement le moment de voir plus loin que l’actualité immédiate, en regardant autant le passé que l’avenir.

La guerre juste ? Attention !

L’Ukraine ayant été envahie par l’armée Russe, les ukrainiens sont considérés comme en état de légitime défense. Je ne le conteste pas du tout et, à court terme, c’est ainsi que je vois les choses, moi aussi.

Les Béatitudes ne parlent évidemment pas de légitime défense. Ce n’est pas un aveuglement de leur part. Le fond du problème est que la fabrique de la paix, si on s’y intéresse, ne peut pas seulement reposer sur la mise en œuvre de cette légitime défense. Quand je discute avec des chrétiens moins concernés par la paix que moi, ils m’opposent souvent, précisément, l’exception de la légitime défense. Mais regardons quelques exemples récents.

Le réseau Al-Qaïda s’est structuré lors de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS. Il a ensuite continué à prospérer du fait que l’armée américaine soutenait certaines factions dans le pays. Ces personnes étaient donc en état de légitime défense, au départ. Par la suite, le projet a dérapé et a mené à des actes terroristes, un peu partout dans le monde, légitimés (il faut souligner le mot) par les agressions subies sur le territoire afghan.

Daech, pour sa part, a vu le jour à l’occasion de l’invasion de l’Irak par les troupes américaines en 2003, avec le chaos qui s’en est suivi et les comportements contestables de l’armée d’occupation. Une fois encore, ces personnes étaient en état de légitime défense, au départ. Et l’organisation a légitimé (une fois encore) ses actes terroristes par les agressions qu’elle subissait sur le terrain.

Mais l’Irak avait été envahi, lui-même, au nom de la légitime défense des USA qui prétendaient y avoir décelé des armes de destruction massive, tout comme l’Afghanistan avait été envahi par l’URSS, au départ, au nom de la défense de ses frontières méridionales.

Chacun peut, en son for intérieur, considérer que telle réaction est plus légitime qu’une autre. Et, je le répète, les ukrainiens qui défendent leur territoire ont beaucoup plus de sympathie, à mes yeux, que d’autres usages des armes. Mais j’ai insisté sur le recours au vocabulaire de la légitimité pour souligner la difficulté.

Qui parle de « légitimité » parle de loi et donc d’un juge pour la faire appliquer et trancher les différends. Or le juge doit être indépendant des parties. Et c’est précisément ce qui est impossible dans la quasi-totalité des conflits armés : il n’existe pas de tiers indépendant des parties qui puisse servir d’arbitre. Dès lors n’importe qui peut invoquer la légitime défense, sans risque d’être contredit … sinon par ses adversaires.

La fabrique de la paix doit emprunter d’autres voies.

Pour souligner la différence, notons qu’aujourd’hui, un policier qui fait usage de son arme au nom de la légitime défense doit, ensuite, s’en expliquer devant des enquêteurs et, souvent, devant un juge, qui écoute les deux parties et décide si, oui ou non, cette qualification peut être retenue. Là il y a un tiers.

Mais, pour l’heure, qui pense que construire la paix est possible autrement qu’en jouant le rapport de force armé ?

L’origine des guerres est souvent une autre guerre

Ces dernières années, la plupart des gouvernements ont considéré, en fait, que le seule manière de mettre fin à des opérations militaires était de mater militairement les ennemis. Tous les gouvernements qui ont lutté contre les mouvements terroristes se réclamant de l’Islam ont cherché à diminuer leur puissance par les armes. Ces stratégies ont rencontré un certain succès (mais pas en Afrique, par exemple). Mais qu’a-t-on fait, pendant ce temps-là, pour tenter de construire quelque chose de positif avec les territoires qui abritaient ces mouvements ? La guerre économique ne s’est nullement apaisée et l’incompréhension entre des visions du monde divergentes a continué à prospérer.

Or, il faut bien voir que si l’on ne tente rien, à la fin d’une guerre, elle donnera naissance à une autre guerre. Les pays d’Europe de l’Ouest (d’abord) ont décidé d’œuvrer de concert et de renoncer au conflit armé entre eux, à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, notamment parce que tout le monde s’était rendu compte que l’humiliation de l’Allemagne, à la fin de la Première Guerre mondiale avait soufflé sur les braises des mouvements revanchards.

J’ai lu et relu récemment deux livres de l’écrivaine Biélorusse, Svetlana Alexievitch. Dans le premier, Les cercueils de zinc, qui parle de la guerre en Afghanistan, elle a interrogé les familles de soldats tués au combat ainsi que des anciens combattants. Elle a mis en forme ces témoignages. Il en ressort beaucoup de tristesse, ainsi que l’humiliation subie par toutes ces personnes qui ont contribué à une guerre perdue et jugée, après coup, illégitime. Ils ne peuvent guère parler autour d’eux de ce qu’ils vivent ou ont vécu, car personne n’a envie de les entendre. Ce livre a été publié en 1990, peu après le retrait des troupes d’URSS.

L’enlisement de ce conflit a ouvert la voie à la Perestroïka. Mais le sentiment d’humiliation a refait surface quelques années plus tard, quand les russes ont constaté que la Perestroïka avait abouti à la fragmentation et à la dilapidation de leur empire passé. C’est ce que racontent des personnes, dans l’autre livre de Svetlana Alexievitch : La Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement, paru en 2013. Pour nous, Gorbatchev est un héros. Pour les russes, on le comprend en lisant ce livre, c’est un « loser » : c’est lui qui a précipité la chute de l’URSS et, avec elle, le glorieux souvenir des armées de Staline qui avaient vaincu les armées nazies.

Et cela explique que la popularité de Vladimir Poutine s’est nourrie d’expéditions militaires d’abord au Moyen -Orient, puis vers les frontières de l’ouest de la Russie. Aujourd’hui, la réaction de l’OTAN aux agressions de la Russie est d’associer de nouveaux pays, autrefois neutres, à l’alliance atlantique. On joue force contre force et, à court terme, cela a sans doute du sens. Mais la fabrique de la paix ne passera assurément pas par une nouvelle humiliation de la population russe. Il faudra envisager autre chose.

Semer des germes de paix

Les Béatitudes s’adressent en priorité aux croyants. Cela dit, lorsque Jésus parle des fabricants de paix, il le fait sans exclusive. Disons que pour lui, il était évident que des guerres se produiraient, comme il le dit dans ses discours eschatologiques (cf. Mt 24.6-7). Au milieu de ce contexte sombre, les fabricants de paix pourraient passer inaperçus, mais il les valorise.

En fait, si les chrétiens commençaient par ne pas bénir les discours belliqueux de leurs gouvernements et gardaient un recul critique sur la stigmatisation des adversaires, ce serait déjà un point important. Certains, il faut le souligner, sont fidèles à cette vocation au risque de s’attirer des ennuis.

Pour le reste, on ne peut pas demander à des gouvernements de se comporter comme des Églises. Mais on peut les rendre sensibles à certains engrenages. La guerre fait des victimes civiles. Elle fait aussi des victimes militaires. Et les combattants qui survivent, même sans être blessés, en portent des séquelles de longue durée. Elle construit aussi du ressentiment et de l’hostilité. Par ailleurs, les sommes engagées dans l’achat d’armes et dans l’entraînement des armées, limitent les actions civiles que l’on pourrait mener, car les budgets ne sont pas extensibles à l’infini.

Et que pourrait-on faire ? Ces dernières années, c’est surtout dans le dépassement des guerres civiles que l’on a trouvé des voies de construction de la paix. Un point important qui émerge des commissions « vérité et réconciliation » est qu’il est impossible de tout juger. Au bout d’un moment, on doit donner quitus à ses adversaires, car les motifs de condamnation sont trop nombreux. Si on veut retrouver la paix civile, il faut admettre que toute injustice ne soit pas poursuivie. Dans les commissions « vérité et réconciliation », les personnes sont censées raconter ce qu’elles ont fait en tant qu’acteur d’une des parties belligérantes (certains crimes restant, en tout état de cause, passibles des tribunaux). Il s’agit donc de prendre acte d’une hostilité aiguë qui a existé et d’accepter, d’un commun accord, de passer à autre chose.

Pourrait-on vivre quelque chose du même ordre dans une guerre de nation à nation ? C’est ce qui a été fait après la Deuxième Guerre mondiale. Les crimes contre l’humanité ont fait l’objet de procès. Mais, pour le reste, il a fallu passer l’éponge… un peu trop vite au gré de certains.

Et puis sortons du conflit ukrainien et regardons ce qui est à notre portée aujourd’hui en France. On pense sortir des tensions religieuses en limitant les expressions publiques de la religion, mais le dialogue inter-religieux (non limité à des échanges entre spécialistes), avec toutes ses difficultés, est sans doute plus utile pour la fabrique de la paix. Parlons même de dialogue entre des convictions (religieuses ou non).

On sait, autre exemple, que le réchauffement climatique va provoquer des conflits. Or on n’agit pas suffisamment pour mettre en œuvre les solutions d’économie d’énergie ou la production d’énergies renouvelables. C’est un domaine où les fabricants de paix peuvent être nombreux : aussi bien dans les entreprises, dans l’administration que dans le tissu associatif.

Et que dire de tous les conflits, petits et grands, que l’on règle provisoirement par la force, sans s’interroger plus avant sur les démarches qu’il faudrait mettre en place, ensuite, pour faire évoluer la situation.

Je mentionnerai un dernier point : la guerre s’alimente des ressources de marchés qui existent du fait de nos dépendances diverses. On le voit avec la question de l’énergie aujourd’hui. Mais, dans nombre de cas, la guerre se finance par l’argent de la drogue qui n’existe que parce qu’il y a des consommateurs. Et il y a quand même un lien entre l’usage de la drogue et la désespérance dans laquelle évoluent des pans entiers de nos sociétés.

Ce sont quelques notes sur la fabrique de la paix. Il ne s’agit, assurément pas, d’un travail facile et dépourvu d’embuches. Mais c’est pourtant l’horizon de ce que devraient être les relations sociales, sans avoir besoin, sans cesse, d’exhiber son revolver pour tenir l’autre en respect.