Les bouleversements dus à l’intelligence artificielle sont les premiers qui ont transformé la question du « travail » en problème, et, corrélativement, celle de la « retraite », conduisant à s’interroger sur la possible abolition du travail et des emplois et la nécessité de penser la transition.
Depuis le début de la révolution industrielle, il paraissait entendu que sortir du travail ne se pouvait pas. Si chaque phase de progrès se caractérisait par l’innovation, ces innovations conduiraient à des ruptures qui, dans un premier temps, détruiraient des emplois, puis, dans un second temps, compenseraient cette destruction par une création. En phase de croissance, le bilan serait un cycle de créations d’emplois supérieur à celui de sa destruction. « Création destructrice » dit-on à la suite de Joseph Schumpeter.
Mais la révolution de l’intelligence artificielle remet en cause cette vision. On retrouve dans nombre de laboratoires scientifiques la réflexion deJohn Maynard Keynes, en 1933, sur les risques de pertes d’emplois liés à l’automatisation qui pourraient un jour n’être pas compensés. Une destruction non créatrice d’emplois.
En septembre 2013, dans une étude magistrale, conduite par Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, The Future of Employment: How susceptible are jobs to computerisation?, des collègues d’Oxford, étudient 702 occupations actuelles.
Leur résultat paraît sans appel : à court terme, il y aurait, d’un côté, des métiers à très faible risque d’automatisation (<20%), surtout dans la finance, le numérique, l’éducation et la santé, de l’autre, des métiers à très fort risque d’automatisation (>60%) surtout dans les services, la vente et l’administratif. Conséquence de l‘impact de l’Intelligence artificielle avec la robotique et la numérisation : 66 % des tâches peuvent d’ores et déjà théoriquement être effectuées par des robots. 47 % des emplois sont menacés aux Etats-Unis et 49 % au Japon avant 2034. Plus de 75 % pour trois cents d’entre eux. A long terme ? Tous les emplois seraient menacés.
Variant sur le moment de basculement, la plupart des études vont toutefois dans le même sens. En juin 2016, Forrester, qui fournit des études de marché, prévoit l’automatisation de 16% des emplois aux USA d’ici 2025, compensés par la création de 9% de nouveaux emplois, générant donc une perte nette de 7%. En 2017, Forrester récidive mais date de 2027 le début de la baisse sensible qui, ensuite, se poursuivra. En 2017, MCkinsey, évalue à 24% les pertes d’emplois d’ici 2030 aux USA et en Allemagne et de 29% au Japon. Nous laisserons l’étude de Gartner de 2017, peu scientifique.
En Juin 2017, l’Université d’Oxford et l’Université Yale sonde 352 experts en machine learning..Les produits de l’intelligence artificielle seraient capables de tout traduire, d’ici 2024, conduire d’ici 2027 (véhicules autonomes niveau 4 et 5), travailler dans le commerce d’’ici 2031, exécuter des travaux de chirurgiens d’ici 2050. D’ici 2062, l’intelligence artificielle dépasserait probablement (50% de probabilité) les humains dans tous les domaines. Et, les machines pourraient prendre en charge tous les emplois humains en 120 ans, probablement avant.
En 2018, Jim Yong Kim, alors directeur de la Banque mondiale, récoltant les informations de différents laboratoires, indique que le processus pourrait aller plus vite en Chine et en Thaïlande qu’aux Etats-Unis ou dans l’Union européenne. L’intelligence artificielle liquiderait rapidement deux tiers des emplois et il a appelé à une réflexion internationale sur la question.
En vérité, nous sommes encore loin d’apercevoir ici le tsunami qui se prépare. Car, à long terme, l’intelligence artificielle avec le deep learning instruira la mise en œuvre de sa propre autoproduction, et une amélioration de son autosuffisance productive. Ce qui affaiblira de fait, encore plus, la fameuse « création destructrice ». Recherches sur l’intelligence dite « faible » ou « forte », les bouleversements à venir seront fantastiques pour la libération des humains des tâches les plus routinières et les plus pénibles, voire de toutes les tâches.
Et, surtout, le plus gros oubli de ces études est la convergence de l’Intelligence Artificielle avec les autres avancées technologiques.
Les bouleversements liés aux nanotechnologies
Avec les nanotechnologies (« nano » :10–9 mètre, un milliardième de mètre) nous sommes en présence d’un bouleversement de l’humanité depuis son apparition sur terre que je crois plus formidable encore. Difficile de ne pas célébrer ce nouvel « âge de la création » évoqué par Neri Oxman, professeure du Massachussetts Institute of Technology.
Pour nos ancêtres du paléolithique, silex, os, bois, peaux… étaient des données à partir desquelles il était possible de produire des objets. Par exemple, l’individu détache des éclats de silex du silex en le frappant. Petit à petit, il façonne un outil biface qui a la forme voulue mais qui contient des milliards d’atomes de moins que le morceau initial puisqu’il a été produit à partir de lui. Les éclats enlevés ont été laissés comme déchets par terre. Processus de production descendant, de la masse à l’objet, appelé « Top down ».
L’idée de partir des éléments atomiques pour produire sans déchets des objets avec des caractéristiques spécifiques dues à leur taille (légèreté, résistance, conductivité…) est déjà en soi une révolution (« Bottom up »).
Et celle de produire à partir des éléments atomiques des matériaux qui n’existaient pas dans le réel et qui peuvent se substituer aux matériaux voire aux végétaux et aux animaux existants, est plus impressionnante encore. Par exemple des nanofils sans fils préalables, des steaks de bœuf sans bœuf, du béton sans ciment poreux et sans dégagement de dioxyde de carbone, le graphène à partir du graphite avec ses caractéristiques révolutionnaires, du militaire au médical… n’était pas pensable.
Or, de telles productions à partir de nanoparticules touchent déjà l’industrie électronique, textile, automobiles, chimique, alimentaire, médicale, pharmaceutique, cosmétique, l’énergie, l’environnement, la défense… Elles atteindront bientôt tous les secteurs de la production.
Et, en même temps, à chaque avancée, nanotechnologies et nanomatériaux suppriment des emplois. Pourquoi faire laver son véhicule ou ses vêtements rendus hydrophobes, toujours propres? Des revêtements de routes aux façades en béton, des céramiques aux peintures, des ailes d’avion aux médicaments… les nanomatériaux n’appellent plus personnel d’entretien, techniciens, ingénieurs, experts, managers.
Des pans entiers d’industries vont disparaître du champ d’activité humaine. Que deviendront les industries d’extraction quand la nano-bioingénérie des enzymes permettra de fabriquer, à partir des nanométariaux cellulosiques, de l’éthanol ou quand le dioxyde de carbone sera transformé en carbone solide, en piles au lithium ou en acide formique? Que deviendront les métiers de l’informatique et de l’analyse des données, quand associés à l’explosion de l’Intelligence artificielle, les réparations et les productions d’ordinateurs quantiques deviendront auto-productrices ? Que deviendront les métiers de la santé quand les nanotechnologies associées à l’électronique, à l’intelligence artificielle et aux biotechnologies, fabriqueront des tissus intelligents, des capteurs, des nanorobots qui transporteront des protéines et de la pharmacologie, qui recréeront les tissus atteints et organes abîmés ?
Et les nanotechnologies interdisent aussi de fixer un âge de retraite.
Elles bouleversent toute idée de seuil de vie infranchissable, prétendument fixé autour de 120 ans, en nous offrant déjà des moyens de diagnostiquer les maladies avec des ordinateurs moléculaires, d’aider la radiothérapie pour protéger et réparer tissus et ADN endommagés, d’anéantir les cellules cancéreuse, pourchasser les bandits viraux, canarder les bactéries pécheresses et redresser les ruines des corps vieillissants pour leur donner une nouvelle jeunesse.
Un processus accéléré par la concordance avec les biotechnologies
Biotechnologies, emplois et âge de la « retraite »
La convergence de l’intelligence artificielle et des nanotechnologies avec les biotechnologies rend archaïques les discussions sur un « âge pivot », voire même sur un « âge d’équilibre ».
La révolution des Temps contemporains via les biotechnologies, nous met en face d’une nouvelle vision de la vie et de la mort. Pour la première fois dans l’histoire humaine, non seulement la mort n’est pas pensée comme une fatalité mais comme un problème scientifique à résoudre.
Et pour aller dans ce sens, les biotechnologies avancent par leurs découvertes vers la disparition des maladies qui conduisent à l’affaiblissement et à la mort en raison de bactéries, virus, cancers, accidents. En s’attaquant avec de plus en plus de succès aux maladies génétiques, mucoviscidose, neurofibromatose, trisomie 21, maladie de Huntington, syndrome de l’X fragile, hémophilie, syndrome de Lowe, maladie de Duchenne… Il est ainsi devenu possible de couper un morceau d’ADN défaillant avec une sorte de ciseau (CRISPR-Cas 9), de l’inactiver ou de le remplacer par un morceau sain, collé à la place.
Ainsi, augmente l’espérance de vie et d’une vie en bonne santé et s’annonce un processus dynamique qui va accélérer le recul de la maladie et de la mort.
La mort biologique elle-même est devenue un objet scientifique qui laisse des espoirs de solution, au moins partielle, aux scientifiques.
Parmi les nombreux moteurs du vieillissement, l’âge des cellules est en relation avec les extrémités des chromosomes qui forment une sorte d’X, appelés « télomères ». Petit à petit, les bouts d’ADN aux sommets du X sont raccourcis, et plus ils le sont, plus nous voilà vieillis. Une exception pourtant : certains types de cellules, sexuelles, cancéreuses ou globules blancs ne vieillissent pas car il existe dans le corps humain la « télomérase », découverte en 1985 par Elizabeth Blackburn et Carol Greider. Cette enzyme répare au sommet de l’ADN, le fameux « télomère », pour l’empêcher de raccourcir. Mais pour les autres, cellules celles de la peau, des os, des organes…, cellules dites « somatiques », elle s’en occupe peu ; d’où l’une des causes du vieillissement. Ne serait-il pas possible de maintenir la taille des télomères, voire de les rallonger pour rajeunir les cellules ?
Telle est l’une des multiples voies ouvertes par les sciences, celle du ciseau (CRISPR-Cas 9) coupeur et réparateur d’ADN, qui permet de remplacer des séquences d’ADN jusque dans le cerveau, qui peut désactiver des gênes responsables du vieillissement (cas de la pathologie « progeria »). Déjà, des souris ont été ainsi traitées avec succès. Plus performants peut-être que le CRISPR-Cas 9, l’université de Columbia a inventé »Integrate », en 2019. C’est là l’une des avancées parmi d’autres.
L’évolution des sciences et des technologies ne ruine pas seulement les vieux mythes selon lesquels une partie de l’humanité est condamnée au travail. Elle rend vaine toute tentative bureaucratique de cerner et prévoir l’avenir.
Eliminant, comme l’exigeait Guillaume d’Occam, les hypothèses incohérentes, et privilégiant celles qui sont simples, cette évolution semble indiquer que l’humanité tout entière, et pas seulement une partie, sera un jour débarrassée du travail, vivra un temps long et en bonne santé.
Ainsi, l’individu libéré n’aura plus le besoin existentiel de se mettre en « congés » ou en « retraite », position légitime quand il est réduit en moyen de production. Parvenu à la reconnaissance de lui-même, il abandonnera à la fois toute aliénation de son être et toute négativité pour exister positivement dans le monde par son énergie propre.
Il ne quittera pas le monde du travail, mais au contraire mettra avec les moyens de production des nouvelles technologies à son service, en aristocrate de sa vie. Ainsi, par cette activité créatrice s’affirmera-t-il, dans sa durée propre retrouvée, comme « Homo creator », à l’image de l’énergie créatrice qui tient le monde, si difficile à nommer. Comme si le moment allait venir de pouvoir entendre et rendre effectif ce joyeux et toujours nouveau message envoyé aux humains « remplissez la terre et l’assujettissez, et dominez…, antidote au fatalisme et à la désespérance dont l’esprit magico-religieux se nourrit.