Notre invitée nous parle notamment des liens entre langue arabe et Coran et d’une réflexion intellectuelle sur le texte coranique.

Enfin la question de la francophonie : les sermons (khutba) sont uniquement en français et les prières peuvent être faites en français ou en arabe, selon le choix de l’imam.e et des fidèles. Comment présentez-vous cela aux musulmans habitués à entendre que l’arabe est la langue exclusive de la Révélation coranique ? Que dit réellement le Coran sur cette question ? 

Pour les sermons ce n’est pas un problème, car le bilinguisme ou le sermon en français sont des pratiques courantes dans les mosquées traditionnelles. La question se pose plutôt sur la prière. Pour le moment, nous la faisons uniquement en arabe et elle est traduite à l’écrit sur un petit fascicule à disposition. Mais nous expliquons bien sûr que chacun peut la faire dans sa langue maternelle, quand il prie chez lui. Nous avons fait ce choix car cela permet de la faire dans la langue du Coran ; de plus, c’est une habitude pour beaucoup de musulmans et comme nous devons faire un choix pour l’ensemble du groupe, nous avons choisi de privilégier la langue arabe ; enfin l’arabe permet la cantillation, ce qui est aussi une pratique traditionnelle que nous gardons et que l’on ne peut malheureusement pas faire en français, car la traduction fait perdre les rimes et la beauté de la langue. Il serait dommage de perdre cet aspect esthétique et poétique, qui est très présent dans le Coran, et qui peut avoir un effet fort dans le cheminement spirituel de certaines personnes. Mais il y a d’autres personnes sur qui cela n’a aucune efficacité, et qui seront touchées et transformées par le sens de la prière. Chacun peut donc adapter la langue de sa prière en fonction de son besoin.

Le Coran n’oblige pas à prier en arabe, il insiste au contraire sur le fait que si le texte a été révélé en arabe, c’est parce que c’était la langue comprise par le peuple à qui le texte a été révélé. Plusieurs versets en parlent, ce qui montre une insistance divine sur ce point.

Le problème de la langue ne se pose qu’à partir du moment où la religion vit une expansion. Toute révélation se fait dans la langue du peuple au sein de laquelle elle opère. Moïse a reçu la Torah en hébreu, priait en hébreu et s’adressait à des personnes qui parlait hébreu. Jésus parlait et priait en araméen. Tous les prophètes priaient dans leur langue maternelle. Or le Coran se réclame comme continuité de la Torah, des Psaumes et des Évangiles. Si l’arabe était une langue sacrée et la seule langue destinée à être utilisée pour la prière ou une révélation, tous les prophètes auraient prié en arabe, toutes les révélations auraient été faites en arabe, mais ce n’est pas le cas.

Certains vont objecter qu’en traduisant, on trahit le texte. Il ne s’agit pas d’une trahison, mais d’une interprétation. Cependant, ne pas traduire est également une interprétation, dans la mesure où l’arabe est une langue très riche, pleine de polysémie, dans laquelle le fait d’associer à un mot un sens précis est déjà une interprétation. Du coup, c’est de toute façon restrictif.

Au début de chaque sourate, on dit Bismillah al-Raḥmān al-Raḥīm, que l’on traduit par « au nom de Dieu le tout miséricordieux, le très miséricordieux ». Cette traduction est usuelle, mais le terme traduit ici par « miséricordieux » embrasse un sens bien plus large. Il réfère à l’idée de la matrice, de l’utérus, de l’amour inconditionnel, l’amour qui donne la vie. L’idée de miséricorde rentre effectivement dans ce sens mais est restrictif. Il y a donc interprétation, parce qu’il n’y a qu’une compréhension limitée de ce que dit le texte.

Le Coran est donc un texte très particulier, et vraiment délicat à traduire, dans la mesure où il offre effectivement une multitude d’interprétations possibles. Quelle traduction française proposeriez-vous à un musulman ne lisant pas l’arabe ? Est-il à votre avis plus intéressant d’aller vers une traduction plus intellectuelle/universitaire (Kazimirski ou Berque par exemple) ou une traduction plus littéraire et spirituelle (Gloton)? 

            Personnellement, je recommande celle de Maurice Gloton, mais l’idéal est de croiser les différentes traductions, ce qui permet de mêler les deux approches. En général, j’en utilise trois : celle de M. Gloton, qui est plus spirituelle et très bien annotée, que je complète avec celle de J. Berque, parfois simplement pour des choix de traduction que je trouve meilleurs mais également pour l’aspect poétique très présent, et celle de D. Masson qui est plus littérale, ce qui est aussi intéressant pour regarder les choses d’un point de vue plus factuel.

Votre mouvement est parrainé par Abdennour Bidar et Omero Marongiu, et vous partagez sur votre site des articles de Makram Abbès. Ne craignez-vous pas que l’on assimile V.I.E uniquement au milieu intellectuel et universitaire et que cela empêche certains musulmans de s’y intéresser ? 

            C’est une très bonne question, et c’est probablement le cas. Notre point de vue est que, dans la mesure où l’on s’intéresse à une religion et que l’on souhaite creuser les choses, la démarche sera forcément complexe. Le Coran lui-même est un texte complexe, de par sa structure en chiasme et non linéaire, dans laquelle on se perd vite. Il l’est également de par ses références aux révélations précédentes. Si l’on veut comprendre un minimum le Coran, sur le plan littéral, cela demande déjà un sacré boulot. Il faut lire à côté, dans l’idéal la Bible, ce qui aide beaucoup car elle expose déjà les récits des prophètes qui apparaissent dans le Coran. Cela demande également de se renseigner sur le contexte en Arabie, etc. Faire cela, en évitant toutes les sources salafistes, c’est déjà un gros travail.

Il est fréquent que les musulmans aient reçu une transmission religieuse traditionnelle peu poussée et parfois caricaturale sur certains points. Le souci est qu’il manque souvent les bases, c’est-à-dire la connaissance du Coran. Il est étonnant de voir que certains musulmans n’ont pas lu le Coran ou le lisent en arabe sans en comprendre le sens. Il est alors difficile pour ces musulmans de discerner ce qui est coranique de ce qui est en dehors du Coran et qui a été ajouté. Les intellectuels que vous citez apportent une réflexion sur le Coran qui peut aider à sa lecture et aider à sortir des visions parfois simplistes de la foi musulmane.

Malheureusement, les musulmans ont été habitué à des choses simples, et à une logique binaire de ce qui est bien et ce qui est mal. Les discours dans les mosquées sont souvent réducteurs, simplistes, et ne parlent qu’en termes d’obligations et d’interdictions, et l’islam a été réduit à cela. Partant de là, il est vrai que des approches différentes paraissent difficiles, mais le Coran lui-même demande de s’investir un minimum pour le comprendre. Je considère qu’un musulman doit avoir lu le Coran, je ne vois pas comment on peut suivre ses prescriptions et enseignements sans cela. Être musulman, c’est croire en un Dieu unique et reconnaître Muḥammad comme son prophète. Il s’agit donc d’une reconnaissance de la révélation de laquelle Muḥammad n’a été qu’un intermédiaire. Le centre pour le musulman est le Coran, qui est Parole de Dieu, comme Jésus l’est pour les chrétiens. Ne pas lire le Coran, c’est ne pas savoir ce en quoi l’on croit. Nous cherchons vraiment à engager chaque musulmane et chaque musulman à lire le Coran et à entreprendre cet effort de compréhension, difficile mais nécessaire.

Le reproche qui peut nous être fait d’un niveau intellectuel assez élevé dans nos sermons, nous l’entendons. Mais nous proposons un discours théologique construit, qui a donc un certain niveau et qui répond à une demande. Certaines personnes sont dans cette demande d’un contenu sérieux et consistant. D’autres découvrent l’islam et il faut que ce soit accessible pour elles. Le public est ainsi très hétérogène et ce n’est pas toujours évident de pouvoir apporter quelque chose qui soit à la fois compréhensible par tous et en même temps qui satisfassent aussi ceux qui sont en demande de plus. Nous essayons de varier en fonction de nos choix de thématiques. On va avoir des thématiques plus concrètes, comme les prescriptions alimentaires par exemple, et des sujets plus théologiques, tel que le libre-arbitre et la prédestination. C’est un sujet complexe mais en même temps très souvent vulgarisé, ce qui est intéressant. Demandez à des musulmans dans la rue, tous auront ont un avis sur cette question, puisque l’un des six piliers de foi sunnites est la croyance au destin.

Nous ne pouvons donc pas passer à côté de ses sujets, et il faut donner une vision plus complète, ce qui suppose des concepts philosophiques ou théologiques plus développés.

Cette nécessaire intellectualisation peut être un frein, mais il y a d’autres interlocuteurs avant d’arriver à nous pour des personnes qui sont dans un islam très traditionnel, voire parfois rigoriste ; il y a tout un ensemble d’intermédiaires, qui font que tous peuvent trouver un interlocuteur pour entamer une démarche. L’acceptation des principes de notre mosquée découle d’une démarche, qui est donc généralement entamée en amont, avant d’arriver à nous.

En Islam, Dieu fait de l’homme son « successeur », son « héritier », son « lieutenant » (selon les traductions) sur terre (الخليفة) et donne alors à l’homme, selon vos mots, « la capacité de prendre le relai d’un Coran qui est désormais muet et qu’il faut faire parler avec des questions pertinentes »[1]. Quelle magnifique conception du texte sacré et de l’homme, mais quelle révolution ?! Pensez-vous qu’il est possible aujourd’hui à un musulman d’entendre que son texte sacré est muet ? 

Tout dépend de la manière dont on l’explique. C’est effectivement une belle formulation, merci pour ce compliment. Mais elle renvoie en réalité à une signification très simple et qui, je pense, peut être admise par une partie des musulmans. Un texte, et cela est valable pour tous les textes, s’interprète, il ne peut pas parler de lui-même ; c’est nous qui l’interprétons. A partir du moment où l’on interprète, on choisit.

Je reviens à l’exemple du terme raḥīm, utérus, amour inconditionnel, miséricorde, qui sont des choses différentes. Qui va choisir le sens que l’on donne au terme dans le Coran ? C’est nous, puisque le Prophète n’est plus là pour l’expliquer. Nous interprétons donc le texte. Cela sera plus ou moins simple selon les termes, et ce qui est intéressant c’est que cette pluralité de sens qu’offre la langue arabe ne vise pas à en choisir un seul qui serait le seul vrai sens, mais elle vise à montrer que ce sont des sens qui se superposent. Tous les mystiques ont écrit sur ce fait, ce n’est pas nouveau mais très ancien. Les personnes à qui l’on a inculqué que le Coran est un texte clair, précis et qui ne peut être sujet à interprétation sont effectivement gênées par cette idée.

L’autre problème est que certains vont aussi interpréter le Coran à partir du sens actuel de la langue arabe, ce qui est une grosse erreur. Toutes les langues évoluent, et la langue arabe n’est pas en reste. Le sens d’un mot aujourd’hui n’est pas forcément celui qu’il avait au VIIe siècle.

C’est également un travail qui est fait sur le sens à donner à une histoire. Par exemple, nous approchons de l’Aïd, la fête du sacrifice ; il y a plusieurs sens du sacrifice du fils d’Abraham, qui se superposent. Il n’y a pas un sens juste et les autres faux, mais il y a un sens littéral, un sens plus contextuel, un autre plus mystique, etc. Cela nous montre que le Coran est muet, non au sens où il ne dit rien, mais dans le sens où il dit tout. C’est nous qui le faisons parler et pour comprendre ce que signifie tel ou tel verset, nous faisons appel à la connaissance de la langue, à une expérience spirituelle, à une analyse et une comparaison des textes et à notre intelligence. Cela peut parler ou pas, cela dépendra des gens.

Tous nos remerciements à Anne-Sophie Monsinay pour avoir pris le temps de répondre à nos questions.

Site internet : voix-islam-eclaire.fr