Nous arrivons au terme de notre parcours. Nous y avons vu que la lutte à laquelle se livrent les puissances de l’âme à l’intérieur de l’individu et sa résolution par un gouvernement de la faculté rationnelle sur les deux autres dépendent de trois choses : le tempérament, que l’on peut réguler par un bon rapport au corps et une bonne hygiène de vie ; les habitudes, qui rentrent également dans ce champ du mode de vie sain et équilibré ; et enfin l’éducation. C’est cette dernière qui permet à l’homme d’obtenir la victoire sur lui-même, comme le souligne le pseudo al-‘Āmiri [1].

Par ces trois dispositifs, l’individu instaure en lui-même ce que l’on peut nommer un gouvernement de soi. Si chaque individu se gouverne lui-même, il peut alors atteindre sa perfection propre et trouver sa juste place dans la cité, organisée comme un tout. C’est bien de ce gouvernement que découle le gouvernement vertueux de la cité. Le gouvernant premier devient de la sorte indissociable d’un tel gouvernement de soi : celui-ci se présente comme condition nécessaire au gouvernement d’autrui.

Le bonheur politique, acquis par l’homme par etdans l’association avec ses semblables dans la cité, n’exclut ainsi pas le bonheur individuel. Au contraire, c’est seulement à l’intérieur de la cité que chaque individu atteindra son bonheur particulier. On voit comment la soumission au double gouvernement de soi et du chef de la cité conduit l’individu au bonheur, en lui permettant de s’éclore selon sa nature propre sous le régime de la cité, de s’y inclure selon sa juste place et ainsi de participer au bon ordre citoyen, tout en accédant à son bonheur individuel.

Lorsqu’al-Fārābī parle du bonheur politique, il est certes sous l’influence du concept aristotélicien de l’être humain, cet animal politique[2]. Par sa définition, cet être a besoin de l’aide de ses concitoyens dans une cité vertueuse, gouvernée par celui qui possède les capacités et connaissances nécessaires pour guider cette cité vers sa perfection. Si l’État, au sens de lapoliteia, est nécessaire, c’est donc pour obtenir la vertu et atteindre le bonheur. Dès lors, la cité s’impose comme cadre de perfectionnement de la nature humaine : sans vie en cité, il n’y aura pas d’épanouissement de soi possible.Il faudrait convenir qu’en fin de compte toute la théorie du bonheur politique développée par les penseurs musulmans à l’âge classique est soutenue par une analogie ultime : analogie entre lasiyāsat an-nafs (gouvernement de l’âme) et la siyāsat al-madina(gouvernement de la cité). La cité est pensée comme un tout, une association d’organes qui doivent vivre en adéquation les uns avec les autres, en vue d’une unité qui amènera équilibre et force. L’intérêt particulier n’y a pas de réelle importance, puisque l’intérêt qui prime est celui du tout, et chaque membre de ce tout doit laisser de côté son intérêt propre pour que le tout fonctionne. Cependant, il ne faut pas y voir une annihilation de l’individu, puisque la fin du tout, en tant qu’association civile, est le bonheur de tout un chacun. Le particulier s’affirme ici à travers le général, et le bonheur de l’individu ne se dissout pas dans le bonheur du tout, mais il y trouve son existence. Si la cité, cette association créée pour le bien de l’homme, doit atteindre son excellence, c’est afin de réaliser le but pour lequel elle a été créée. La science politique est ici l’art qui permettra à la cité d’atteindre cette excellence propre, et donc la fin ultime de son existence : le bonheur.


[1]AL-‘ĀMIRĪ (pseudo-), Kitāb al-Sa‘āda wa l-Is‘ād, éd. M. Minovi, As-Saʽādah waʾl-isʽād (On Seeking and Causing Happiness) written by Abūʾl-Ḥasan Muḥammad al-ʽĀmirī of Nēshābūr (992 A.D). Facsimilé d’une copie préparée par M. Minovi, Wiesbaden, 1957-8, fol. 354. Pour en savoir plus sur cet ouvrage, voir le billet https://blog.regardsprotestants.com/carnetsduneetudianteentheologie/sujet-de-doctorat/

[2]ARISTOTE, Politiques, 1253a2.