Les commentaires ont souligné l’absence de parole entre les frères. Comme la plupart des versions, la Traduction œcuménique de la Bible traduit le verset 8 de la façon suivante : « Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua. » Cette traduction ne rend pas compte d’une rupture de phrase qu’on trouve en hébreu. Chouraqui a traduit plus justement : « Caîn dit à Èbèl, son frère… et c’est quand ils sont au champ, Caîn se lève contre Èbèl, son frère, et le tue. » Ce verset présente ce qu’on appelle en grammaire une anacoluthe, c’est-à-dire une rupture dans la construction d’une phrase. La première partie, « Caïn dit à Abel », appelle une suite, le verbe dire est habituellement suivi d’un complément d’objet. Qu’a dit Caïn ? En passant à autre chose (et quand ils sont au champ), le verset suggère que Caïn a dit à son frère… rien du tout. Comme si les frères avaient été incapables de se parler ! Nous sommes en présence d’un conflit qui n’est pas mis en mots. Quand la parole ne peut être partagée, il ne reste que la violence.

Entre les frères, il y a peut-être eu quelques paroles de l’aîné, mais pas de dialogue. Et, sur ce registre, la carence est aussi bien du côté d’Abel que de Caïn. Les commentaires rabbiniques ne font pas tous l’éloge d’Abel. Certains soutiennent qu’il a manifesté de l’arrogance devant son frère. D’autres disent qu’il était tellement préoccupé par la spiritualité qu’il en a oublié de voir son frère prisonnier de sa colère. Si la parole avait circulé entre Caïn et Abel, peut-être se seraient-ils expliqués et auraient-ils découvert d’autres modes de relation que la violence.

Caïn et Abel évoquent la grande distinction de l’antiquité entre les sédentaires et les nomades, souvent en conflits, mais appelés à vivre en complémentarité. Un commentaire rabbinique souligne que le mot shalom qui veut dire paix est composé de trois lettres en hébreu : le Chin (Ch), le Lamed (L) et le Mem (M). Dans la tradition rabbinique, un mot peut être associé à chaque lettre. La lettre Chin symbolise le feu (ech en hébreu), le Lamed le cœur (leb) et le Mem l’eau (mayim). Le mot paix s’écrit avec trois lettres qui représentent le feu, le cœur et l’eau. Le feu et l’eau sont antagonistes puisque l’eau éteint le feu et que le feu assèche l’eau. Entre ces deux éléments, le cœur n’est pas dans la pensée biblique le lieu des sentiments, mais de la réflexion. Le shalom apparaît lorsque l’humain, par son intelligence et sa compréhension, arrive à faire vivre en harmonie l’eau et le feu.