J’ai écrit un éditorial dans Réforme sur le populisme et j’en ai fait une version longue pour le site. Comme la question est pour moi une urgence, je le reproduis sur ce blog.

Pour beaucoup l’élection de Joe Biden a été un soulagement. Il ne faut pas que la victoire du candidat démocrate cache l’événement majeur des élections américaines qui est que, malgré la grossièreté du personnage et ses mensonges à répétition, Donald Trump a réuni plus de voix en 2020 qu’en 2016. S’il a été battu, il a augmenté son audience.

La fin du siècle dernier a vu la chute de plusieurs dictatures dans le monde, si bien qu’on a pu penser que le mouvement de l’histoire allait vers la généralisation des démocraties libérales. Vingt ans plus tard, l’évolution de pays aussi divers que la Turquie, la Hongrie, l’Italie, le Brésil et les États-Unis révèlent une montée en puissance des mouvements populistes qui basent leurs discours sur la critique systématique de la démocratie libérale.

Dans son livre « Le siècle du populisme », Pierre Rosanvallon observe ce qu’il appelle un nouveau cycle politique et pose comme exigence le défi de pouvoir le penser et le théoriser. Il le définit de la façon suivante : « Dans son acception générale actuelle, le mot populisme désigne une approche politique qui a tendance à opposer le peuple aux élites politiques, économiques ou médiatiques. Il s’exprime par un discours politique s’adressant aux classes populaires, fondé sur la critique du système et de ses représentants… Le sentiment d’être exclu de l’exercice du pouvoir, même quand il a été élu démocratiquement, est à la base de cette attitude qui touche aussi bien des sensibilités politiques de droite que de gauche. » Le populisme se définit par le rejet des corps intermédiaires, et un discours qui favorise la passion et l’émotion plutôt que l’argumentation. Les populistes pratiquent allègrement la post-vérité qui s’adresse à l’opinion publique non par l’argumentation et la présentation de faits objectifs, mais par des appels à l’émotion et aux opinions les plus troubles. La qualité première d’un argument n’est pas son exactitude, mais l’effet qu’il provoque chez ses auditeurs.

Je voudrais participer à cette entreprise de penser le populisme à partir de la place particulière du théologien et pour cela poser quatre lieux théologiques pour discuter les principes du populisme.

Dieu et César. Lorsque Jésus a été interrogé sur le rapport au politique : « A-t-on le droit de payer des impôts », il a répondu en posant la distinction entre deux ordres : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mt 22,21). Une des interprétations de cette réponse est que le domaine de César n’est pas celui de Dieu, autrement dit, il ne relève pas de l’ultime, mais du relatif. Le théologien Éric Fuchs rappelait que le but du politique n’est pas d’apporter le bien – l’Histoire a montré que chaque fois qu’on a voulu imposer le bien, on a fait le mal – mais de mettre des barrières à la puissance du mal et d’apporter un peu plus de justice. Le politique est le domaine du relatif. Face aux populistes qui promettent tout, il faut rappeler que le politique est le lieu des compromis et des arbitrages difficiles.

Le respect des autorités. La première épître à Timothée appelle à prier pour les autorités : « J’encourage donc, en tout premier lieu, à faire des requêtes, des prières, des supplications et des actions de grâces pour tous les humains, pour les rois et pour tous ceux qui occupent une position d’autorité » (1 Tm 2,2). Prier ne veut pas dire qu’on est d’accord avec tout ce que font les autorités, mais c’est commencer par reconnaître que l’autorité politique est une nécessité à une vie commune, et que tout le monde a intérêt à ce qu’elle soit intègre et qu’elle ait le souci du bien commun. Si on trouve que l’autorité est défaillante, la démocratie propose des échéances électorales pour donner notre avis. La prière pour les autorités induit leur respect, à la différence des populistes dont le fonds de commerce est la critique systématique et sans nuance des autorités établies rassemblées sous le vocable d’élites.

Le respect de la vérité. Dans l’évangile de Jean, Jésus fait une promesse à ses disciples : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jn 8,32). Charles Péguy a commenté ce verset dans un aphorisme qui sonne comme un mot d’ordre : « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. » Cette affirmation induit qu’il n’y a pas de liberté possible dans le mensonge. Dans son discours de réception du prix Nobel, Alexandre Soljenitsyne qui s’y connaissait en matière de totalitarisme disait que le mensonge et la dictature allaient de pair, car si la vérité n’était plus un socle commun, alors tout est permis. C’est pourquoi nous pouvons affirmer que la notion de post-vérité est d’essence totalitaire. La lutte contre les fake-news est une entreprise de salubrité démocratique.

Le péché originel. Contrairement à ce qu’on a longtemps prêché, le péché originel n’est pas le rappel que nos ancêtres auraient commis une faute en croquant la pomme, c’est une structure anthropologique. Nous en trouvons une définition dans la confession de l’apôtre Paul : « Je ne fais pas le bien que je veux, mais je pratique le mal que je ne veux pas. Si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui l’accomplis mais le péché qui habite en moi » (Rm, 7,15-16). Le péché originel est l’affirmation que l’humain n’est pas transparent à lui-même, mais qu’il est traversé par des pulsions contradictoires, par des désirs de biens et par des passions troubles. Face à cette réalité, le rôle des personnes qui sont en situation d’autorité est d’aider leurs prochains à favoriser le meilleur qui est en eux et à juguler le pire. Au lieu de cela, le discours des populistes titille les sentiments de jalousie, de haine et de rejet des autres qui est en chacun.

La Bible n’est pas un bulletin de vote, mais la théologie pose un certain nombre d’affirmations qui ont des conséquences politiques.