Je viens de publier un petit livre sur Josué[1], un livre biblique peu commenté car gênant. Il pourrait être un des livres les plus encourageants de la Bible puisqu’il évoque la réalisation de la promesse faite à Abraham du don d’une terre. Le problème est que la conquête est organisée selon des modalités qui sont inacceptables pour un lecteur moderne puisque Dieu déclare l’anathème, c’est-à-dire la purification par le vide des villes conquises. Dès la prise de Jéricho, il est écrit : « Ils frappèrent d’anathème tout ce qui était dans la ville : hommes et femmes, enfants et vieillards, bœufs, moutons et ânes, ils les passèrent au fil de l’épée[2]. » Une mise en œuvre de cette politique de purification ethnique trouve son aboutissement au chapitre 11 lorsqu’il est écrit que tout le pays a été frappé d’anathème[3].
Même si l’événement a eu lieu à une époque où les massacres de populations étaient la norme, la Bible nous a plutôt habitués à marquer des ruptures avec les pratiques des autres peuples. On tremble en pensant à ce qu’une lecture fondamentaliste de ce principe peut susciter !
À l’heure où les fanatismes menacent toutes les religions, nous avons le devoir de regarder en face les passages obscurs de la Bible. Comment pouvons-nous entendre cette vision d’un Dieu guerrier et vengeur ? Ma lecture m’a permis de dégager trois explications.
1 – Une reconstruction imaginaire
Historiquement la conquête ne s’est pas passée comme le livre de Josué le raconte. Il suffit de remarquer qu’en son sein, nous trouvons une autre veine qui parle d’une conquête progressive[4]. Le livre des Juges parle d’une installation qui s’est plus faite par assimilation que par extermination : « Les Israélites habitèrent parmi les Cananéens, les Hittites, les Amorites, les Perizzites, les Hivvites et les Jébusites. Ils prirent leurs filles pour femmes, donnèrent leurs propres filles à leurs fils[5]. »
Lorsque nous sommes en présence de deux rédactions différentes d’un même événement, les exégètes se réfèrent au principe d’interprétation de la lectio difficilior qui veut que ce soit le récit le plus ambigu et le moins glorieux qui risque d’être le plus authentique. On comprend pourquoi des scribes ont modifié un texte pour le rendre plus glorieux, et on ne voit pas pourquoi ils l’auraient rendu plus modeste ou plus difficile à comprendre. Appliqué à notre sujet, si on comprend pourquoi une tradition a voulu faire de la conquête une épopée qui célèbre une conquête victorieuse et radicale, on ne comprend pas pourquoi des scribes auraient transformé une telle histoire pour décrire une installation ambiguë et progressive.
Le livre de Josué a été rédigé à l’époque de l’exil, alors qu’Israël avait perdu sa terre et qu’il était menacé. On comprend alors pourquoi il a eu besoin de se forger une origine prestigieuse, même si elle est idéalisée.
2 – Une identité de fondation
La tension entre une lecture exclusive de l’histoire qui repose sur la séparation, et une lecture inclusive ouverte sur l’accueil et le partage avec les autres peuples traverse le Premier Testament.
Nous trouvons dans les livres du Deutéronome, de Josué et d’Esdras des passages qui ordonnent une séparation radicale d’avec les peuples étrangers. D’autres textes du Premier Testament ont une approche différente et nous trouvons dans les livres de la Genèse, de Ruth ou de Jonas, une position plus ouverte vis-à-vis des étrangers.
Thomas Römer a écrit à propos de cette dualité : « Le Pentateuque construit l’identité du judaïsme naissant dans cette tension entre intégration et ségrégation et on constate que, dans des moments où l’on se sent menacé dans son identité, les discours d’exclusion l’emportent. »
Si on se situe dans une lecture canonique du Premier Testament, le peuple est au commencement de son histoire, dans une période de fondation où il a besoin de construire son identité en se différenciant des autres. L’intransigeance du livre de Josué n’est pas la marque de la force des Hébreux, mais de la fragilité d’un peuple qui est encore dans l’enfance de son histoire.
3 – Interpréter l’anathème
La première raison de l’anathème est ne pas profiter de la guerre. Il était courant que les armées « se payent » sur leurs ennemis par le pillage des biens, le vol des femmes et la transformation des populations vaincues en esclaves. Quand une armée était forte, elle pouvait être tentée de multiplier les conquêtes pour accumuler les avantages. L’anathème interdit aux vainqueurs de profiter de leur victoire puisque tout doit être offert à Dieu.
La deuxième raison apportée à l’anathème est la protection contre la contamination des pratiques idolâtres des autres peuples. Souvent dans le Premier Testament, l’accueil des femmes étrangères a été suivi de pratiques idolâtres. Il est difficile de maintenir sa différence au milieu des autres sans se laisser influencer.
La façon dont nous pouvons l’actualiser dans la perspective non violente de l’Évangile est de nous interroger de notre relation face au monde. Le philosophe Gustave Thibon a écrit : « Face aux incroyants, cultiver tout ce qui nous unit, mais ne jamais renoncer à ce qui nous distingue ; sinon, l’union extérieure se fera aux dépens de notre propre cohésion interne… le chrétien est à la fois le plus distinct et le moins séparé de tous les hommes. »
[1] Josué, les ambiguïtés de la conquête, éditions Empreinte temps présent, 2019, 110 p., 9,80 €.
[2] Jos 6,21.
[3] Jos 11,16-20.
[4] Jos 16,10 ; 15,63.
[5] Jg 3,5-6.