Ce verset de Proverbes chapitre 13 est à la fois assez explicite, en ce qui concerne la première partie de phrase, et assez énigmatique, quant à la seconde partie. L’Ancien Testament évoque l’héritage comme but de pourvoir aux besoins et au statut de sa famille. C’est une vision uniquement légaliste et sociétale. La première partie du texte biblique cité correspond à cette nécessité. Par ces paroles, on comprend que la loi dit que, sans décision explicite de justice (avec un casier vierge en quelque sorte), l’héritage se transmet de génération en génération. C’est un droit du sang. Dans le cas où ce ne serait pas possible – comme l’absence d’héritier direct –, il existe des précisions, notamment dans Nombres 27.1-11.

La deuxième partie du verset peut paraître au premier abord assez simple : elle semble stipuler que l’héritage se veut être la manifestation d’une société juste. Tout manquement à la justesse (et non à la justice) appelle à un rétablissement : les richesses d’un individu répréhensible, dont les actes et les pensées sont mauvais pour la société, pour la cité qui gère le bon vivre-ensemble de la communauté, l’héritage ne doit pas lui être accordé. Doit-on y voir une sanction ? C’est que la personne ainsi punie ne peut jouir de son propre héritage, puisque, sauf cas précoces et extraordinaire, il faut attendre qu’elle soit décédée pour que l’on puisse appliquer les questions de son héritage. Si ce n’est pas une sanction, c’est alors certainement une prévention. Une prévention d’une mauvaise gestion qui causerait du tort à la société. Toute société, même celle des hébreux, gère les problèmes des vivants, pas des morts.

Accompagnés d’œuvres d’hier et d’aujourd’hui, abordons la question de l’héritage ou, plutôt osons mettre l’héritage en question. Commençons immédiatement par constater que – ayant certainement oublié les instructions lointaines données au peuple hébreu entre les VIIIe et VIe siècles avant J.-C. – nous en avons oublié les fondements.

Une source d’injustice

 « Pourquoi le nom de notre père serait-il retranché du milieu de sa famille ? »
Nombres 27.1-11 ; 4

Comme il n’y a rien de nouveau sous le soleil, peut-être que notre notion de l’héritage a besoin, comme il y a presque 3000 ans, d’une petite remise en question. Au lieu d’être un rétablissement légal de ce qui est juste dans la communauté, la vision matérielle de l’héritage a perpétué l’injustice dont il peut être la cause s’il est mal appliqué. Remarquons dès ici que le Nouveau Testament prend fortement sa distance avec la manière de considérer l’héritage comme matériel. Jésus le premier préfère considérer l’importance de l’héritage seulement s’il est considéré comme étant spirituel. Il minimise même l’importance de l’héritage matériel, terrestre, et explique qu’il peut mener à la cupidité et à l’amour des richesses, en partageant sa parabole de l’homme riche.

« Ne pouvant réprimer… Adieu donc, vains objets » extrait de Hérodiade de Jules Massenet par Roberto Alagna accompagné du London Orchestra sous la direction de Yvan Cassar.
Jean le Baptiste Ne pouvant réprimer les élans de la foi Leur impuissante rage a frappé ton prophète, Seigneur ! ta volonté soit faite, Je me repose en toi !   Adieu donc, vains objets qui nous charment sur terre! Salut ! Salut ! premiers rayons de l’immortalité ! L’infini m’appelle et m’éclaire, Je meurs pour la justice et pour la liberté ! Je ne regrette rien de ma prison d’argile Fuyant l’humanité je vais calme et tranquille M’envelopper d’éternité ! Je ne regrette rien, et pourtant… ô faiblesse ! je songe à cette enfant ! Je songe à cette enfant dont les traits radieux sont présents à mes yeux ! Souvenir qui m’oppresse ! Souvenir… qui m’oppresse ! toujours… je songe à cette enfant ! Seigneur ! si je suis ton fils, Seigneur ! si je suis ton fils, Dis-moi pourquoi, Dis-moi pourquoi Tu souffres que l’amour vienne ébranler ma foi ? Et si je sors meurtri, vaincu de cette lutte, Qui l’a permis ? à qui la faute de la chute ? Souvenir…qui m’oppresse ! Seigneur ! si je suis ton fils ! Dis-moi pourquoi, dis-moi pourquoi Tu souffres que l’amour vienne ébranler ma foi ? Seigneur ! suis-je ton fils ? suis-je ton fils ? O Seigneur ! O Seigneur ! Dans cet air vibrant, Jean le Baptiste accepte sa destinée, condamné à mort injustement. Durant sa vie, il n’avait certainement déjà pas grand-chose… Néanmoins, Massenet lui fait dire adieu aux objets terrestres, à ce qui lui appartient. Il sait que sa richesse est ailleurs. Il se bat pour la justice et la liberté. C’est là pour lui l’héritage qu’il veut transmettre à ceux qui restent, particulièrement à cet enfant auquel il songe.     Alors que son sort s’approche, il prend naturellement peur. Il a peur d’avoir échoué. Il a peur de décevoir ainsi son Seigneur, son père.   La question de la filiation est donc évidente. S’il est son fils, il en est héritier. Et cette chute brutale, violente et injuste, lui fait penser que l’héritage qu’il a reçut est tâché d’une injustice.     Ce n’est pas d’une injustice comme on pourrait d’abord le penser : ce qu’il a reçut de Dieu est injuste parce que, malgré ses efforts et ses sacrifices, il en gagne un destin injuste. Ce que craint Jean, c’est de ne pas avoir rendu justice à son héritage, à son devoir. N’ayant pu gérer les biens dont il avait la charge, est-il donc vraiment fils et aimé de Dieu ? Quel qu’en soit la lecture que l’on en fait, l’héritage apparaît comme étant source d’injustice : soit elle l’est envers l’héritier, soit elle l’est envers celui qui a confié l’héritage.

La question de l’héritage a été particulièrement réétudiée à l’aube des Lumières, et encore bien davantage après la Révolution française, au XIXe siècle. Pour Abel Transon, mathématicien et journaliste politique français, l’héritage apparaît comme étant une institution hideuse qui constitue le plus immoral de tous les privilèges. L’essayiste et juriste Frédéric Rouvillois développe cette idée en constatant que l’héritage conforte la rigidité de la famille et réduit la liberté de ses membres. L’héritage fait de la famille une structure close et verticale, alors qu’elle devrait être démocratique, ouverte et horizontale. Dans la transcription de son intervention auprès des élèves de l’école Polytechnique De la Religion saint-simonienne (p.13), Transon s’explique : « En tant que privilège, l’héritage installe au cœur de la société une situation d’injustice. C’est ainsi qu’il y a encore des hommes qui vivent du travail de leurs semblables ; il y a des malheureux qui ne peuvent traîner leur triste vie qu’à condition d’engraisser l’oisiveté de privilégiés de la naissance. » Frédéric Rouvillois, dans son ouvrage Liquidation (p.63) complète ainsi : « Transmettant à l’héritier un patrimoine déjà entièrement constitué et le faisant profiter d’une situation de confort qui doit à un autre, l’héritage le détourne du travail, du risque et du mouvement. Il fige l’économie et du coup condamne au déclin dans un monde en évolution permanente. » Ainsi, on en comprend que chacun doit pouvoir accomplir son talent, aussi librement et pleinement qu’il le peut et construire son propre destin. L’héritage empêche que tous partent du même point et est un obstacle à l’égalité des opportunités et des accès.

L’héritage familial (matériel ou culturel) encourage la réussite d’une élite déjà fortunée, et appelle la réussite de ses descendants. Même si cet héritage n’est pas encore transmis, l’idée de le toucher et d’en jouir dote déjà d’une certaine aura qui favorise une population à ne rencontrer et à côtoyer que ses semblables. C’est ainsi que se créent des groupes sociaux homogènes, le plus souvent de manière totalement inconsciente. Cette affinité naturelle est également visible dans nos interactions via les réseaux sociaux, dans lesquels les utilisateurs, encouragés par les algorithmes, se terrent dans une bulle confortable composé d’individus aux idéologies assez semblables. C’est ainsi que nous – sauf efforts conscients, volontaires et véritablement désagréables, et probablement toutefois limités – sommes tous confrontés à ne suivre et à ne voir que des informations qui nous confortent dans nos opinions, mêmes si elles sont fausses ou erronées. Quand on aime s’informer via les réseaux sociaux – ce qui peut apporter certains avantages que nous ne développerons pas ici –, il faut bien garder en tête que ce n’est pas la vie réelle : la société que nous pensons y voir est celle que nous nous sommes construits avec l’aide des algorithmes. Malheureusement, la vie réelle n’est pas radicalement différente, juste encore plus complexe. La société que nous voyons, par nos rencontres et nos discussions, reste faussée par notre statut, construit en grande partie par notre héritage. Combien d’entre nous ont eu la forte impression de ne pas comprendre les résultats de sondages, fruits d’une science inexacte et pourtant reposant sur des méthodes de sociologies rompues à l’exercice depuis des décennies ? C’est d’ailleurs pourquoi, si elles ne suivent pas des interprétations divergentes d’informations précises et nombreuses, souvent les classes dirigeantes découvrent ou même parfois font des erreurs monumentales.

Parmi quelques exemples parlants et de conséquences : la découverte tardive de la montée du populisme favorisant l’élection d’un incompétent à un poste d’importance mondiale ou encore une opération militaire aux retombées internationales sur la base d’informations incomplètes et surtout des interprétations biaisées. Dans les deux cas – extrêmes mais si éloquents –, on ne peut que remarquer l’importance de l’héritage, qui est une des facettes maintes et maintes fois évoquées à propos des personnalités dont il est question ici en exemple.

L’héritage matériel favorise les oisifs ou les incompétents. L’héritage culturel impose des façons de penser. L’héritage spirituel encourage souvent le rejet de la relativité. Pourtant, la Bible même présente des situations lors desquelles l’héritage était d’ores et déjà une source d’injustice. L’Ancien Testament regorge alors de plusieurs textes de loi afin de limiter ses conséquences, sans pour autant exclure le peuple hébreu de son temps. A cette époque déjà les échanges commerciaux et culturels avec ses pays voisins et lointains étaient nombreux et nécessaire à l’économie d’une nation. Au temps de Jésus, l’Empire romain décuple les opportunités de s’enrichir dans tous les domaines. Jésus n’aurait jamais pu, ni certainement voulu, prêcher une doctrine anti-libérale – ne combattait-il pas au contraire le conservatisme accommodant ?

Une bêtise

Ma Liberté de penser – Florent Pagny

Il est facile de comprendre cette chanson de Florent Pagny de façon assez littérale – façon dont sans doute l’auteur s’exprime. Mais nous pourrions aller au-delà de cette approche première en y voyant une manière d’exprimer la philosophie stoïcienne. Epictète évoque justement, dans ses Entretiens (chapitre XXII), notre libre arbitre comme seule chose qui nous appartienne vraiment et que l’on ne peut nous prendre : « Ce qui dépend de nous, c’est notre libre arbitre, et tous les actes de ce libre arbitre ; ce qui n’en dépend pas, c’est notre corps et ses parties, notre fortune, nos parents, nos frères, nos enfants, notre patrie, en un mot tous ceux avec qui nous vivons. »

On peut même rapprocher avec facilité les enseignements des philosophes stoïques de ceux de Jésus. Celui-ci partage une parabole assez forte pour répondre aux questions d’un homme riche.

« Dieu lui dit : Insensé ! cette nuit même ton âme te sera redemandée ; et ce que tu as préparé, pour qui cela sera-t-il ? Il en est ainsi de celui qui amasse des trésors pour lui-même, et qui n’est pas riche pour Dieu. […]
Car toutes ces choses, ce sont les païens du monde qui les recherchent. Votre Père sait que vous en avez besoin. Cherchez plutôt le royaume de Dieu ; et toutes ces choses vous seront données par-dessus. […]
Là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. »
Luc 12.13-21 Parabole de l’homme riche ; 20-21, 30-31, 34

Près de cent ans plus tard, Epictète n’est pas plus tendre envers celui qui veut amasser des richesses terrestres, en écrivant dans son Manuel (chapitre XIV) : « Tu es un idiot si tu veux que tes enfants, ta femme et tes amis vivent pour toujours, car ceci n’est pas en ton pouvoir. »

Si l’on considère l’héritage comme une fin et que cet objectif est la motivation de notre existence, celle-ci est un complet non-sens. On a vu précédemment que ce peut être une source d’injustice pour la société. En l’abordant par un autre angle – et c’est par celui-là auquel nous invite le Nouveau Testament –, on découvre que c’est également une injustice pour nous-même. Non seulement l’héritage que l’on reçoit peut nous empêcher l’épanouissement les dons qui nous sont confiés, personnellement ; l’héritage que l’on construit peut être un obstacle à notre enrichissement personnel, spirituel et existentiel.

 « Peut-il y avoir pour les hommes de soin plus important que d’améliorer leur existence ? Ils arrangent leur vie aux dépens de leur vie même ; ils s’occupent d’un avenir éloigné : or, différer c’est perdre une grande portion de la vie ; tout délai commence par nous dérober le jour actuel, il nous enlève le présent en nous promettant l’avenir.
Ce qui nous empêche le plus de vivre, c’est l’attente qui se fie au lendemain. Vous perdez le jour présent : ce qui est encore dans les mains de la fortune, vous en disposez ; ce qui est dans les vôtres, vous le laissez échapper.
Quel est donc votre but ? jusqu’où s’étendent vos espérances ? Tout ce qui est dans l’avenir est incertain : vivez dès à cette heure. »
Sénèque, De la brièveté de la vie, IX.1

L’héritage familial est finalement un acte individualiste et mortifère, pour nous-même et pour la société. La recherche d’un trésor à amasser ici et maintenant pour le royaume de Dieu, c’est-à-dire l’humanité que nous sommes, est la seule solution qui a du sens et qui a vraiment de la valeur. Toute accumulation égoïste, matérielle et spirituelle, est vouée à l’échec et devient fatale. L’héritage peut être une véritable malédiction. Certains cherchent à le fuir, vainement. D’autres au contraire veulent à tout prix l’embrasser quitte à ne pas y toucher. Quelques opéras nous donnent quelques exemples que nous pouvons brièvement étudier.

Une malédiction que l’on veut fuir

Avec Pelléas & Mélisande, Claude Debussy met en musique la pièce de théâtre de Maurice Maeterlinck dans laquelle deux adolescents, la mystérieuse Mélisande et le demi-frère Pelléas de son mari Golaud, tombent innocemment amoureux. Golaud, furieusement jaloux, va tuer son demi-frère, répétant ainsi, sans le vouloir, la tragédie qui a fort probablement déchiré leur famille une génération seulement avant eux. Le livret ne développe pas cette histoire familiale implicite mais on peut comprendre que les pères respectifs de Golaud et Pelléas sont également tombés amoureux de la même femme, Geneviève, avec laquelle ils ont eu chacun un fils, à deux époques bien distinctes – Golaud étant plus âgé que Pelléas. Leur grand-père Arkel, monarque vieillissant et atteint de cécité avancée, est le témoin impuissant de cette sombre histoire, de cet héritage qui n’est pas le sien mais qui s’abat déjà sur ses propres petits-enfants.

Par Gregory Reinhart au Théâtre des Champs Elysées sous la direction de Bernard Haitink.
IV, 2 Arkel Maintenant que le père de Pelléas est sauvé et que la maladie, la vieille servante de la mort, a quitté le château, un peu de joie et un peu de soleil vont enfin rentrer dans la maison. Il était temps ! […] Et c’est toi, maintenant, qui vas ouvrir la porte. A l’ère nouvelle que j’entrevois. Erreur ! Fatale erreur de croire que l’héritage familial, cette malédiction qui semble se répéter d’une génération à une autre, puisse être ainsi abandonné !
IV, 3 Yniold Oh ! Cette pierre est lourde… Elle est plus lourde que moi… Elle est plus lourde que tout le monde. Elle est plus lourde que tout. […] On dirait qu’elle a des racines dans la terre… Le tout jeune enfant de Golaud, fruit d’un premier mariage, est plus lucide que son arrière-grand-père, conscient de la pesanteur de cet héritage sans même vraiment connaître son existence. Héritage dont il n’est encore, pour l’instant, que le témoin de la fatalité et la victime collatérale.
V, 1 Golaud Je l’ai fait malgré moi, voyez-vous… Je l’ai fait malgré moi… Golaud se rend compte qu’il est victime de son destin. Il est conscient que le meurtre de Pelléas est de sa faute mais il semble en renier la responsabilité. Sans en savoir vraiment davantage, ni remettre la faute sur quelqu’un d’autre, il assume son acte fatal tout en cherchant à s’excuser.
V, 1 Arkel Il faut que [l’enfant] vive, maintenant, à sa place. C’est au tour de la pauvre petite. » Quand il dit « la pauvre petite », Arkel fait-il référence à Mélisande, qui doit à son tour mourir, ou bien à cet enfant à peine né qui doit, à son tour, souffrir de la malédiction héritée de génération en génération ?

Dans sa tragédie en un acte Elektra, sur un livret de Hugo von Hofmannsthal, Richard Strauss raconte la vengeance d’Electre, dont le père Agamemnon, roi de Mycènes, a été tué par Egiste, l’amant de sa mère Clytemnestre. C’est grâce à son bien-aimé frère Oreste, qu’elle pensait mort, que la pauvre Electre semble trouver enfin la fin de sa folie, dans un repos mortel. Elle est entourée de sa sœur Chrysothémis mais elle ne peut compter sur elle, trop fragile, pour l’aider à se venger.

Chrysothémis Elektra, hör’ mich ! Du bist so klug, Hilf uns aus diesem Haus, Hilf uns in’s Freie ! […] Electre, écoute-moi ! Tu es si intelligente, Aide-nous à fuir cette maison, Aide-nous à gagner la liberté… […] Chrysothémis est peut-être plus fragile que sa sœur – bien que psychologiquement plus stable –, elle est bien consciente que, pour gagner leur liberté, il leur faut quitter leur maison, abandonner l’héritage de leur père qui n’est plus vraiment le leur.
Electre [à Agamemnon] Und wir, wir, dein Blut, Dein Sohn Orest und deine Töchter, Wir drei, wenn alles dies vollbracht […] Dann tanzen wir, dein Blut, Rings um dein Grab. […] Et nous, nous, ton sang, Ton fils Oreste et tes filles, Nous trois, quand tout cela sera accompli […] Alors nous, ton sang, nous danserons Autour de ton tombeau.  […] Electre s’adresse à Agamemnon, espérant qu’il puisse entendre son désespoir depuis l’au-delà. Elle lui fait la promesse que ses héritiers lui feront honneur et le vengeront, tous trois, ensemble.
Electre [à Chrystothémis] Was willst du ? Tochter meiner Mutter, Tochter Klytämnestras ? Que veux-tu ? Fille de ma mère, Fille de Clytemnestre ? Néanmoins, face à la peur et à la fragilité de sa sœur, qui ne peut trouver le courage de tuer pour venger son père, Electre semble la déshériter d’une parole en la considérant seulement comme la fille de sa mère, et non pas comme la fille de son père. C’est pourtant, selon Electre, le seul héritage qui vaille d’être honoré. L’héritage de Clytemnestre, sali et sans valeur, est complétement ignoré.
« Allein! Weh, ganz allein! » par Eva Marton accompagnée par le Wiener Staatsoper

Le destin que l’on ne peut fuir

Didon et Enée s’aiment éperdument. Ils sont heureux. Pourtant, Enée doit répondre à son devoir et partir, quitter Carthage et fonder l’Italie. C’est l’ordre direct de Mercure, le dieu-messager. Henry Purcell et Nahum Tate s’inspirent de l’histoire du premier poème de Virgile pour raconter en musique cet déchirante histoire d’amour. Enée reçoit le message divin que l’Italie lui est promise. Didon lui reprochant sa déloyauté, préférant obéir aux dieux et à l’empire ce qui lui revient, le prince troyen veut d’abord refuser. Mais son destin est trop puissant, il ne peut y échapper. « Yours be the blame, ye gods ! For I obey your will ; But with more ease could die, But with more, more ease could die » (Que la faute soit vôtre, vous dieux ! Car j’obéis à votre volonté ; Mais mourir me serait plus facile, Plus facile, mourir me serait plus facile.) dit-il dans l’Acte II avec désespoir.

Dans une ultime et splendide lamentation, Didon pleure son bien-aimé, affaiblie par un chagrin mortel.

« When I am laid » par Joyce Didonato accompagnée par l’ensemble Il pomo d’oro et sous la direction de Maxim Emelyanychev, à la Elbphilharmonie de Hamburg.
III Didon To your promis’d empire fly, And let forsaken Dido die. […] When I am laid in earth, may my wrongs create no trouble in thy breast. Remember me ! Forget my fate. Vole vers ton empire promis, Et laisse Didon fatalement mourir. […] Quand je serai couchée en terre, Que mes fautes ne causent Aucun souci en ton cœur. Souviens-toi de moi ! Oublie mon destin.

Un trésor du passé que l’on veut préserver

Dans la Khovantchina de Moussorgski, les Vieux Croyants orthodoxes, par conviction de protéger l’Eglise russe, qu’ils considèrent comme étant la vraie Eglise du Christ, contre les réformes du patriarche de Moscou Nikon au XVIe siècle, s’immolent. Ils veulent défendre ce qu’ils considèrent comme leur héritage direct du Christ, via les rites et les livres liturgiques, jusqu’à mourir par l’autosacrifice collectif.

« Отец, приди к нам » (Père, viens à nous) Chœur final par le Marinski, direction Valery Gergiev.
Chœur final de l’acte III par le Théâtre musical Stanislavsky de Moscou sous la direction de Alexander Lazarev.

Citons de nouveau Frédéric Rouvillois qui dans Liquidation (p.64) écrit « L’héritage détourne de l’avenir pour regarder vers le passé, et pour en réclamer ce que l’on n’est pas capable de produire soi-même. » L’héritage ne dépend pas de nous. Il peut causer la peur de perdre un bien, qui n’est pas le sien, qui n’est pas sa propre œuvre.

Cela nous fait penser au discours du trône déclamé par le roi Charles X devant les Chambres le 2 mars 1830 : « La Charte a placé les libertés publiques sous la sauvegarde des droits de ma couronne. Ces droits sont sacrés, mon devoir envers mon peuple est de les transmettre intacts à mes successeurs. » Le dernier Bourbon étant resté rêveur d’un temps révolu, persuadé de savoir mieux faire que ses deux frères ainés, et refusant de faire évoluer son héritage, se méprend profondément. Les libertés publiques qu’il prétend sauvegarder sont mises en danger par un pouvoir autocratique dépassé, préparant indéniablement un coup d’Etat pouvant ramener à l’Ancien régime. S’il dit avoir un devoir envers son peuple, c’est surtout l’inverse qu’il espère, en restaurant en France la monarchie de droit divin. Grave et fatale erreur qui lui empêchera, quelques mois à peine après son discours, de transmettre son pouvoir à ses successeurs.

Une responsabilité personnelle

Benjamin Biolay, Ton héritage « Si la vie te dépasse, passe mon enfant. / ça n’est pas ta faute, c’est ton héritage. / Et ce sera pire encore quand tu auras mon âge. / ça n’est pas ta faute, c’est ta chair, ton sang. / Il va falloir faire avec ou, plutôt sans. »

Dans sa chanson Ton héritage, Benjamin Biolay parle de l’enfance à venir de sa fille, Anna, mais aussi du sien passé. Il veut la rassurer en lui disant que lui aussi est passé par certaines périodes difficiles, d’autres moins. Il veut lui dire que lui aussi il a des goûts qu’il lui a peut-être transmis, des émerveillements mais aussi des craintes, voire des défauts. Pour autant, ce n’est pas grave ; il ne faut pas en avoir peur car on ne peut y avoir une quelconque emprise ; « Il va falloir faire avec… ». Mais il ajoute « ou, plutôt sans. » C’est-à-dire que, cet héritage transmis par le sang, cet héritage familial donc, il faudra le supporter et l’accepter seul, sans les parents et les générations précédentes qui l’ont bâti. Cet héritage, on doit l’assumer seul. Il n’est pas de notre faute mais il est de notre responsabilité.

Dans l’histoire, et les œuvres qui s’en inspirent, l’héritage, qu’il soit matériel ou même spirituel, finit toujours assez mal, et c’est peu dire… Il finit mal parce qu’il n’est justement pas accepté mais sans cesse subit. On ne peut y échapper et tenter de s’y soustraire est cause de maux terribles. Ne pas en assumer la responsabilité, l’ignorer ou ne pas se l’approprier n’est pas une solution meilleure. Elle est tout autant cause de malheurs.

Une évolution à embrasser ici et maintenant

Dans Idomeneo, re di Creta de Mozart, l’héritage du royaume débloque l’intrigue et la termine même dans la joie. La responsabilité de l’héritage est même accélérée, anticipée, afin d’être pleinement assumée par celui qui en sera le plus capable. Cependant, osons une lecture que semble nous proposer Mozart : Idamante reçoit certes en héritage le royaume et le pouvoir, c’est surtout le peuple de Crête qui reçoit en héritage le prince Idamante qui saura le protéger avec intelligence, loyauté et amour. L’héritage personnel paraît bien moindre, voire sans importance, par rapport à l’héritage collectif, de la promesse d’un espoir de paix pour l’ensemble de la société, et non la fortune d’un seul.

« Torna la pace al core » par Anthony Rolfe Johnson accompagné The English Baroque Soloists et sous la direction de John Eliot Gardiner.
Idoménée Torna la pace al core, Torna lo spento ardore; Fiorisce in me l’età. Tal la stagion di Flora L’albero annoso infiora, Nuovo vigor gli dà. La paix revient dans le cœur, L’ardeur terne revient ; L’âge s’épanouit en moi.   Telle est la saison de Flora L’arbre ancien fleurit, Il lui donne une nouvelle vigueur.

L’héritage en lui-même n’est donc pas forcément mauvais ; c’est plutôt ce que nous en faisons : l’acceptons-nous comme un trésor personnel qu’il faut garder précieusement pour en jouir – ce que désiraient nos ancêtres qui l’ont constitué – et le transmettre à notre tour ? Ou devons-nous nous l’approprier, le transformer et l’enrichir grâce à nos propres dons, le faire fructifier comme nous y invite la parabole des serviteurs ? Nous pouvons transformer notre héritage en un objet du présent pour bâtir un futur peut-être meilleur, et non pas un objet du passé devenu souvenir et même un poids dans le présent.