Une diversité d’interprétations pour une Bonne Nouvelle universelle

En ces lendemains de Noël, nos cœurs résonnent encore des joyeuses célébrations de ce temps, à la date certes symbolique mais à la pensée non moins sincère, fêtant la naissance de Jésus. Depuis des siècles les chrétiens se réunissent et partagent leur joie, particulièrement grâce aux chants. Les traditionnels ne manquent pas. Bien qu’il ne soit généralement pas chanté en assemblée ou en famille, un chef-d’œuvre y trouve toujours sa place : le Messiah de George Friedrich Haendel (1685-1759). Cet oratorio (opéra religieux sans mise en scène), composé en 1741, est une sorte de commentaire sur l’histoire du Christ, depuis la prophétie de sa venue à la gloire de son règne éternel, en passant évidemment par sa vie sur terre, particulièrement donc sa naissance et sa mort.

Parmi les 53 numéros de cette œuvre en trois parties, nous nous intéresserons ici seulement au dernier de la scène 3 de la première partie : « For unto us a child is born ». Le librettiste et ami de Haendel, Charles Jennens (1700-1773), a tiré le texte de la prophétie d’Esaïe 9:6 : « Car un enfant nous est né, un fils nous est donné, et la domination reposera sur son épaule. On l’appellera Admirable, Conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la paix. » Malgré l’ancienneté de cette promesse, elle paraît toujours encore très actuelle. Toutefois, la manière de l’interpréter peut différer, selon nos propres sensibilités et cultures. Bien que Haendel ait ajouté, en fin de son manuscrit, « SDG » – Soli Deo Gloria (A Dieu seul soit la Gloire) – manifestant ainsi, d’une certaine manière, l’inspiration divine qui lui a permis d’écrire cette œuvre en seulement 24 jours –, le compositeur germano-britannique était conscient de n’avoir pas atteint encore la perfection que le sujet mérite, apportant à son travail des modifications jusqu’à sa mort.

« For unto us a child is born », The Messiah ; Tabernacle Choir and Orchestra at Temple Square ; Mack Wilberg, dir. ; 2015.

Si la quasi-totalité des musiciens, depuis le XVIIIe siècle, ne met pas en doute la grandeur du Messiah, nombreux furent cependant ceux qui apportèrent leur touche personnelle, dans le désir d’adapter l’œuvre à la circonstance de son exécution et au public présent. L’un des premiers à qui l’ont a demandé à réorchestrer l’oratorio fut Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). Avec grand respect pour le travail de son aîné et en utilisant la langue allemande plutôt que l’anglais, le compositeur autrichien confia la partie la plus douce, « Uns ist zum Heil ein Kind geboren » (« Car un enfant nous est né »), à un quatuor de solistes, créant un contraste encore plus manifeste avec la majesté du « Wunderbar » (« Admirable »), grâce à l’intervention du chœur et de l’orchestration encore plus éclatante, avec ajout de hautbois et de cuivres.

« Uns ist zum Heil ein Kind geborn », Der Messias ; Gächinger Kantorei Stuttgart, ch. ; Bach-Collegium Stuttgart, orch. ; Donna Brown, soprano I ; Cornelia Kallisch, soprano II ; Roberto Saccà, ténor ; Alastair Miles, basse ; Helmuth Rilling, dir. ; 1995.

Les goûts évoluant, le Messie semble perdre de son intérêt. Les créations d’œuvres restent la préférence des mécènes aristocrates ou du public bourgeois, toujours désireux de nouveautés. Ce n’est que lors de la redécouverte du Baroque, dans les années 1960-70, que l’oratorio de Haendel semble retrouver son pouvoir de fascination, avec ses interprétations pseudo baroque – on ne peut néanmoins reprocher les essais, parfois certes douteux, de retrouver le son d’œuvres dont on ne possède aucun enregistrement – et ses propositions d’arrangements dans les genres de l’époques. C’est ainsi que David Axelrod propose sa version Rock en 1971, aux couleurs peace & love, ou de celle dansante de Tom Parker en 1979, presque disco, avec son album The Young Messiah. Si la structure de notre extrait « Unto us a child is born » est préservée, avec également les accompagnements des cordes, ces derniers sont rejoints par le piano, la guitare basse et la batterie pour apporter une rythmique qui n’existait pas au XVIIIe siècle et dont les 70’s ne pourraient se passer. Si quelques-uns, sans doute peu habitués aux habitudes vocales de l’époque, peuvent paraître très sceptiques, d’autres peuvent avouer apprécier ces réminiscences d’un temps désormais révolu.

« Unto us a child is born », The Young Messiah ; The New London Chorale ; Tom Parker, arr. & dir. ; 1979.

Les années 1990 voient l’imagination d’une nouvelle génération, qui semble vouloir se rapprocher du message même de l’œuvre, s’inspirant librement de la musique de Haendel et des choix littéraires de Jennens. En adaptant de manière franche et assumée le Messie pour que son message soit plus à même de comprendre la Bonne Nouvelle qu’évoque l’oratorio, tout en profitant de sa puissance évocatrice, cette fin de millénaire fait preuve de versions aussi étonnantes qu’intéressantes, voire même tout aussi fascinantes. Tandis que Karen Philpott offre une complète seconde jeunesse au projet de Tom Parker avec The New Young Messiah (1993), Quincy Jones réunit une variété d’artistes autour de son projet Handel’s Messiah : A Soulful Celebration (1992). La première version est une complète réécriture, dont on perçoit seulement quelques harmonies et brèves citations de la musique originale, créant ainsi une atmosphère toute nouvelle, loin de la majesté précédente, mais préservant la douceur de la venue d’un enfant, promis depuis si longtemps. Le texte s’inspire aussi du verset suivant, d’Esaïe 9:7 : « Et une paix sans fin au trône de David et à son royaume, l’affermir et le soutenir par le droit et par la justice, dès maintenant et à toujours. » Le message et son interprétation semblent alors tous différents, bien que le texte soit de la même inspiration. La version afro-américaine encouragée par Quincy Jones en est presque opposée, optant pour la réjouissance de la naissance, faisant suivre les différents genres qui composent le R’n’B, tout en restant un peu plus proche de la structure originelle, mais en mélangeant langues anglaise et africaine, avec accompagnements de percussions africaines.

« Unto us a child is born », The New Young Messiah ; BeBe & CeCe Winans, vx. ; Karen Philpott, arr. ; 1993.

« For unto us a child is born », Handel’s Messiah : A Soulful Celebration ; Sounds of Blackness ; Core Cotton & James Wright, arr. ; 1992.

Le nouveau millénaire connaît aussi quelques versions, dont celle proposée par la célèbre et talentueuse cheffe d’orchestre Marin Alsop, Too hot to Handel : The Gospel Messiah (2005), qui, comme les compositeurs et arrangeurs Bob Christianson et Gary Anderson, « trouvait le temps trop long avant le « Hallelujah » (Partie II, scène 7) ». Ces multiples versions peuvent enthousiasmer certains ou en gêner d’autres. Dans tous les cas, elles interpellent. Elles ont certainement le mérite de participer à la transmission d’un message universel qu’une œuvre, aussi géniale et inspirée soit-elle, ne peut que faire entrevoir, n’étant que le fruit du travail humain.

Ne reconnaît-on pas un chef-d’œuvre par sa géniale capacité à se revêtir de toutes les façons possibles, sans perdre de son message ? L’arrangement du Messie en comédie musicale The Young Musical avait soulevé une controverse, certaines critiques reprochant aux arrangeurs de dénaturer l’œuvre de Haendel. Le producteur Franck McNamara s’était défendu en faisant remarquer que personne ne s’est offusqué que West Side Story reprenne à sa façon le drame de Roméo & Juliette, ou que Pygmalion devienne My Fair Lady. Le sujet divin du Messie fait-il exception ? Ou au contraire, mérite-t-il exception, car universel ?

Une autre proposition, dont la question n’a pas été encore abordée, est faite par le chef Jean-Christophe Spinosi à l’English National Opera, avec une interprétation du Messiah mis en scène. Un oratorio, genre religieux, avec costumes, décors et scénographie : c’était sans doute tout aussi imaginable pour Haendel qu’un arrangement Rock ou R’n’B… Le message de la Bonne Nouvelle en est-il magnifié ? Libre à vous d’y répondre.