En tant que chrétien, la question n’est pas moins présente que pour tout autre être humain doté d’intelligence et de sensibilité. Parce que la grandeur de la Création nous dépasse ; parce que la compréhension de ce qu’est pleinement Dieu n’est pas pour nous une évidence, voire même pas du tout accessible par nos seules capacités humaines, nous cherchons tous, d’une manière ou d’une autre à poser correctement notre Question (qui est plurielle) pour être, peut-être, correctement répondue. A travers cette étude en deux actes et six scènes, nous découvrirons, grâce à l’analyse d’œuvres musicales du XXe siècle, différentes pistes de réflexion pour chercher la Question et (qui sait ?) une once de Réponse.

Acte II – Ce qui est en nous

Scène 2 – Autour

Le théologien Alfred Kuen écrit, dans son ouvrage Musiques – Evolution historique de David à nos jours, en évoquant la musique d’Erik Satie (1866-1925) : « La polyrythmie reflète bien le déchirement de l’homme moderne entre des impératifs contradictoires […] et ajoute au sentiment de malaise. » Tout d’abord, je me permets de rappeler que le système tonal tel que nous le connaissons n’a à peine 300 ans, ce qui reste très jeune par rapport au savoir humain. Le système harmonique est encore plus sujet à modifications au travers du temps : même si l’on enseigne surtout, en conservatoires, les règles harmoniques de la très courte période classique, c’est pourtant lors de cette période que l’on aimait particulièrement créer la surprise en transgressant ces mêmes règles… Tous ces systèmes sur lesquels reposent les règles musicales sont, comme tous les systèmes, le résultat de principes esthétiques en perpétuels changements. Il n’existe aucune loi naturelle inaltérable ; le mathématicien grec Pythagore lui-même ne saurait dire le contraire.

Si la polyrythmie – procédé d’écriture qui consiste à juxtaposer différents rythmes – “ajoute au sentiment de malaise”, ce ne peut être ainsi qu’à cause de nos normes esthétiques (cf. Acte II, scène 1). Reflète-t-elle le déchirement de l’homme moderne comme le suggère Alfred Kuen ? Je vous invite à (re)découvrir l’oeuvre du compositeur américain Charles Ives (1874-1954) afin de vous partager une opinion différente.

Pour introduire le cœur de mon propos, je vous propose d’abord d’écouter une oeuvre de jeunesse de celui que l’on nomme le patriarche de la musique américaine. Lorsqu’il compose en 1894 Psalm 67 pour double chœur, Charles Ives n’a encore que 20 ans mais cela fait déjà près de 6 ans qu’il est l’organiste titulaire de sa paroisse. Il dispose d’un chœur volontaire et de qualité satisfaisante pour tenter des explorations musicales dont son père, George Ives, chef de fanfares, était lui-même grand adepte.

Psaume 67 “Que Dieu nous accorde sa grâce et qu’il nous bénisse, qu’il fasse briller sur nous sa face !” de Charles Ives (1894), par le chœur de la BBC.

Dans Psalm 67, Ives crée des effets de couches, les garçons (dans l’enregistrement, les femmes) tenant des harmonies tandis que le chœur principal chante des accords – des accords à trois sons traditionnels – qui évoluent chromatiquement (demi-tons par demi-tons). C’est lors d’un camp meeting, un immense culte en plein air, qu’il a eu l’idée de juxtaposer deux tonalités : lors d’un temps de chant, la ferveur des émotions finissait par faire changer de tonalité, parfois jusqu’à un ton entier, tandis que l’accompagnement restait dans la même tonalité. L’effet était sans doute très surprenant et pourrait faire saigner même les oreilles les moins initiées. Pourtant, cette “aberration” était totalement justifiée par l’enthousiasme de milliers de chrétiens. Fasciné et génial, Ives y trouve une beauté authentique qu’il cherche à retranscrire dans son oeuvre. Ainsi, “l’amusical” devient musique et symbole. Est-ce une révolution ? Peut-être. En tous cas, elle ce procédé assumé semble confirmer la déclaration de l’écrivain Albert Camus : “Ce qui distingue la sensibilité moderne de la sensibilité classique, c’est que celle-ci se nourrit de problèmes moraux et celle-là de problèmes métaphysiques.”

Charles Ives ira encore plus loin dans l’un de ses plus grands chef-d’oeuvres, sa 4ème Symphonie, qui m’a toujours fascinée et sur laquelle j’avais fait une analyse, en 2011 lors de mes études. Je vous en partage ici quelques extraits afin de nous aider dans notre réflexion d’aujourd’hui.

Symphony n°4 de Charles E. Ives par le BBC Symphony Orchestra sous la direction de David Robertson.

Composée essentiellement de 1909 à 1910, révisée jusqu’en 1916, cette symphonie ne fut créée entièrement qu’en 1965. Cette œuvre, impressionnante par sa nomenclature et son organisation orchestrale, requiert une centaine de musiciens. Dans les réquisitions particulières, on note : deux pianos, dont un, dit « orchestral », à quatre mains, un orgue et un « ether organ » – un instrument mal défini, aujourd’hui remplacé par le théremin – un chœur, un « chœur distant » qui est en fait un ensemble à corde indépendant du tutti orchestral, et une « unité de batterie » qui est un ensemble de percussion indépendant du pupitre de percussions. Cette organisation orchestrale, dont l’indépendance des ensembles, le « chœur distant » et « l’unité de batterie » est telle qu’elle nécessite chacune un chef d’orchestre à eux seuls.

Aussi, comme la plupart des œuvres de Charles Ives, la Quatrième Symphonie partage une histoire, et plus largement une idée philosophique, transcendantale. Mais cette œuvre reprend de nombreux éléments d’œuvres antérieures et particulièrement la question existentialiste du Pourquoi ? et du Comment ?, qui sont les questions de l’esprit de l’Homme. Ces questions rapprochent fortement cette symphonie de sa plus célèbre suite pour orchestres The Unanswered Question – A Cosmic Landscape (1906).

Le premier mouvement pose clairement cette question, avec l’hymne du Veilleur Watchman : « Watchman, tell us for the night, what are the sign’s promise are » (Veilleur, dis nous pour la nuit, quels sont les signes promis). Cet hymne est bien mis en valeur, étant chanté à l’unisson par le chœur. Les deux mouvements suivants proposent chacun une réponse. Le deuxième est une comédie inspirée par The Celestial Railroad (Le Chemin de fer céleste) comédie du transcendantaliste Hawthorne. Des passages doux et calmes exposant des hymnes des pèlerins sont alternés avec de violents passages polytonaux qui nous ramènent à la réalité, rappelant les bruits incessants de « Hellhole », comme Ives surnomme Manhattan. Le troisième mouvement, une agréable fugue, propose une solution dans le rituel et le formalisme religieux. Le quatrième mouvement est l’apothéose, alliant la réalité de l’existence et son expérience religieuse.

Afin d’étudier plus en détail le style de Charles Ives dans cette symphonie, nous nous tiendrons ici au deuxième mouvement qu’est le scherzo, ou “la comédie” comme précise le compositeur.

Symphony n°4, Scherzo de Charles E. Ives

Rappelons d’abord que ce deuxième mouvement propose une solution à la question du Prelude du Quoi ? et du Comment ?. Pour cela, Ives s’inspire de la comédie The Celestial Railroad de Hawthorne. On peut y entendre « le progrès de la vie du monde mise en contraste avec le cheminement des pèlerins à travers les marais », pour reprendre les termes de Ives, « les quelques épisodes lents, que sont les hymnes des pèlerins, sont constamment interrompus par […] la réalité. ». Pour résumer la comédie de Hawthorne, citons Jan Sawafford, dans sa biographie Charles Ives, A life with Music : « Le savoir-faire yankee a remplacé l’épuisant voyage des pèlerins de Bunyan par une très confortable voie ferrée menant à la Cité Céleste, avec une plaisante escale à Vanity Fair. De la fenêtre du train, les voyageurs peuvent observer les pèlerins démodés s’embourbant les pieds dans les marais, les saluant de la main en riant. Mais malheureusement […] les modernes passagers manquent leur correspondance à Vanity Fair afin de traverser la rivière de la mort. Alors que la froide eau l’entoure, le narrateur s’éveille avec frisson, et réalise que ce n’était qu’un rêve. ». Ce mouvement propose donc la solution du progrès matériel, du capitalisme américain pur. Le passage introductif évoque le réveil d’une cité, comme précisé dans la présentation de l’œuvre qui est certainement Manhattan, quartier de New York – où Ives, en vrai business man, avait un appartement – véritable symbole de ce système. Ce deuxième mouvement de la symphonie mettra donc en valeur la mélodie, le rythme et la texture de l’orchestre.

Figuralisme de cette bataille entre les chants méditatifs des pèlerins et les bruits du matérialisme, on peut ainsi noter près de 28 parties se succédant et se chevauchant, sans réelles transitions. Ces parties sont constituées de mélodies d’hymnes ou autres thèmes populaires. Elle sont rarement citées fidèlement et pour la grande majorité transformées, dilatées, tronquées, etc. Effectivement, on a sans cesse différents plans sonores, comme dans un paysage où notre œil découvre à chaque nouvelle vue une nouvelle vision et un nouveau ressenti. Il en est pareil ici pour notre oreille qui s’attarde différemment sur des éléments différents à chaque écoute.

Lorsque l’on écoute pour la première fois la Quatrième Symphonie de Ives, on remarque tout de suite la grande difficulté de battre une mesure. Et ça l’est toujours lorsque l’on connaît l’œuvre et que l’on suit avec la partition. En effet, la polyrythmie est telle que la métrique, bien qu’indiquée précisément, est en réalité souvent différente pour chaque instrument. On qualifie ce langage polyrythmique et polytonal d’hétérophonique. Le résultat de ces juxtapositions peut nous sembler aléatoire et dénué de sens, en opposition flagrante avec la recherche perpétuelle d’homogénéité d’un orchestre classique. Cette hétérophonie n’est pas fruit du hasard mais au contraire d’une grande recherche symbolique : chaque instrument a sa partie et n’a pas à en écouter une autre. On a ici la figuration de l’individualisme dans la musique. C’est chacun pour soi, avec des thèmes différents, des rythmes différents, des tonalités différentes ou des tempi différents.

Rappelons que Ives s’inspire d’une comédie racontant le voyage de pèlerins. On peut alors entendre une vingtaine d’hymnes de pèlerins, tels Tramp, tramp, trampIn the Sweet By and By ou I Hear Thy Welcome Voice. Mais il reprend aussi des thèmes d’œuvres antérieures, comme des éléments du mouvement “Hawthorne” de sa Sonate pour piano no.2 – Concord Mass, ou encore des thèmes de grands compositeurs occidentaux par exemple le célèbre premier motif du thème du premier mouvement de la Cinquième Symphonie de L. van Beethoven, motif que Ives admirait particulièrement. Nous avons alors des hymnes chantés par les pèlerins avec de brusques apparitions des bruits, des chants, des danses et des fanfares de la ville, sans pour autant perturber les chants des pèlerins.

In the Sweet By and By par Elizabeth Cotten, dans les années 1950.

L’écrivaine américaine Jennifer Gilmore propose une analyse moins individualiste que celle proposée par l’étudiant que j’étais alors. Pour elle, la 4ème Symphonie de Charles Ives est une célébration de la vie pour tous, alliant passé, présent et futur. Elle est surtout un révélateur de la diversité, riche et complexe, de l’histoire des Etats-Unis et, ainsi, de sa propre identité culturelle. Loin d’être chaotique, cette oeuvre combat le chaos en étant à elle-seule tout un monde aux multiples dimensions..

Les juxtapositions mélodiques de Ives sont comme un paysage, toujours différent, avec différents plans sur lesquels on se concentre plus ou moins, selon la luminosité et notre propre sensibilité du moment. Dans nos propres vies, nous avons également différentes couches. En nous-même déjà, dans notre propre personnalité, car nous sommes sensibles à ce qui nous entoure. Nous sommes sensible à la complexité de ce qui est autour de nous, sans cesse, sans que nous puissions souvent y faire quelque chose. Parfois, même dans les environnements les plus hostiles – telle peut l’être pour certains, Ives notamment, la frénétique ville de New York. Dieu s’exprime pourtant assurément par ce qui nous entoure. Nous devons alors être attentifs, nous intéresser et admirer sans cesse ce qui est mis devant nos yeux et nos oreilles, quittes à y passer des heures, des semaines, des années. Un jour, peut-être, nous comprendrons. Un jour, peut-être, nous aurons appris. “Lève les yeux et regarde autour de toi” ordonne la Bible. Elle dit aussi que “Le Royaume de Dieu est proche”, plus encore : “Le Royaume de Dieu est au milieu de vous”. Si on y prête attention, le Royaume de Dieu serait-il plus proche, plus présent qu’on le croit ? Bien que nous n’ayons que des yeux aux capacités limitées, incapables de distinguer tous les spectres du visible et de l’invisible, serions-nous capable de sentir la présence de Dieu dans ce qui nous entoure ?

Charles Ives nous y invite fortement : laissons déborder nos émotions tout en étant sensible à toutes celles qui nous entourent, particulièrement celles de ceux qui nous entourent. Soyons attentifs aux multiples plans des paysages que sont nos vies. A défaut de pouvoir comprendre réellement cet enchevêtrement souvent très complexe, sans doute réussirions-nous à nous approcher d’une réponse ?