La naissance de la formulation « Homo sapiens » est un brin croquignolesque et suffirait seule à conduire ses partisans modernes à quelque retenue si l’esprit magico-religieux ne les tenait dans l’obscurantisme. On la doit à Carl von Linné (1707-1778) et au scandale produit.
Le naturaliste suédois, fils de pasteur, s’était convaincu d’avoir été élu par Dieu pour retrouver l’ordre de la Création : « Deus creavit, Linnaeus disposuit ». Il avait donc décidé de classer hiérarchiquement vivants, végétaux et minéraux en ensembles, sous-ensembles, sous-sous-ensembles à la façon dont Dieu les aurait classés… Pour le vivant, cela donna règnes, embranchements, classes, ordres, genres, espèces.
Son critère de classement ? La morphologie. Sa lecture de la Bible en était la cause. Selon lui, les espèces vivantes auraient été créées par Dieu, une bonne fois pour toutes, en un jour. Celles qui vivent seraient donc identiques à celles créées à l’origine du monde. Aucune n’a disparu, aucune n’est apparue. Dès sa création, l’homme lui-même aurait été une espèce morphologiquement distinguée des autres animaux. Cette morphologie n’aurait pas changé. Il développe ainsi une métaphysique créationniste et fixiste dont, d’une certaine façon, les conservateurs modernes vont hériter, quand bien même ils embrassent les thèses évolutionnistes, quand ils prétendront interdit de toucher aux génomes.
La morphologie paraissait donc un critère suffisant pour Car von Linné qui avait constaté des différences entre les humains et les autres espèces animales : forme de la boîte crânienne, diminution des canines, bipédie, descente du larynx, un pouce opposable et augmentation du cerveau. Il en avait conclu : voilà l’expression de l’essence de notre espèce. Et son livre Systema naturae, par sa simplicité, certains diront son simplisme, publié en 1735, devint célèbre dans les salons de Paris, Leyde et Stockholm avant de conquérir toutes les Cours européennes.
Paradoxalement, il n’avait pourtant pas encore défini l’humain comme « Homo sapiens » mais « Homo diurnus ». Un animal du genre Homo qui vivrait le jour, « diurnus ».
À ses yeux, l’humain appartiendrait ainsi au règne animal, embranchement de ce qu’il appelle alors « quadupèdes » et ordre des « anthropomorpha ». L’Homo diurnus était lui-même divisé en six « variétés », « espèces » ou « races » : américaine, européenne, asiatique, africaine, sauvage et monstrueuse.
Le scandale n’arriva pas de son invention des espèces humaines « sauvages » (« Homo ferus ») ou « monstrueuses » (« Homo monstruosus »). Ce mépris pour certaines cultures étrangères non industrielles attira, au contraire, beaucoup d’applaudissements, révélant un racisme largement partagé. Il survint du fait que Carl von Linné avait classé l’humain en tête des « anthropomorphes », en compagnie des singes, des paresseux et même du cheval. La protestation emporta les bons esprits, Encyclopédistes en tête, avec Diderot et surtout Julien Offray de La Mettrie qui le traita d’« homme–cheval » pour le ridiculiser. Ce qui, par ailleurs était cocasse venant d’un philosophe pour lequel l’humain était une machine, seulement un peu plus complexe que celle de l’animal ou de l’horloge.
Dans la dixième édition de son Systema naturae, publiée en 1758, Carl von Linné devenu Président de l’Académie des sciences de Stockholm, changea donc sa nomenclature. Il voulait sauver le soldat humanité, répondre à ses détracteurs et obtenir quelques applaudissements supplémentaires, dont il était friand.
« Quadrupèdes » devint « Mammifères », « anthropomorphes», « Primates », et l’humain se vit décerner une nouvelle dénomination: « Homo sapiens ». Ce qui, selon lui, le distinguerait définitivement, dans le genre « Homo » des chimpanzés, bonobos et gorilles.
Pourquoi « sapiens » ? A nouveau pour des raisons théologiques. Carl von Linné imagine Dieu comme une pure « intelligence », omnisciente, omnipotente et bonne. Il aurait créé l’espèce humaine à son image, en donnant à ce corps mortel et matériel, et seulement à lui, une âme « intelligente ».
Certes, définir l’« intelligence », Carl von Linné ne le put. Il imaginait quelque chose d’assez vague, avec au cœur la capacité de « réflexion », qui révèlerait une conscience, donc une âme. Et il refusait d’attribuer aux autres vivants une telle qualité d’origine divine.
Le succès fut immédiat.
L’environnement scientifique favorisait la réception de la chimère. On aimait cette façon dogmatique simpliste venue d’une tradition scolastique appauvrie, de nommer « scientifiquement » par l’association de deux mots, selon le genre, ici « Homo », et l’espèce, ici « sapiens ». Ce qui donnait l’impression de comprendre ce dont on parlait. Le chien devenait « Canis familiaris », le loup « Canis lupus », le grillon, « Gryllus campestris » et ainsi de suite pour 4400 espèces animales. L’absence de contenu significatif aux mots était compensé, comme dans Le Malade Imaginaire de Molière, d’un peu de latin. Cela donnait des airs de savoir véritable aux docteurs Diafoirus d’alors dont nous avons tant d’héritiers
L’environnement religieux renforçait les approximations mondaines. Cette vision de Dieu pure intelligence et de l‘humain, être exceptionnel, créé avec une âme « intelligente », était assez partagée dans les salons mondains depuis la fin du Moyen-Âge. Bien que la question de l’union de l’âme et du corps ait été au centre des difficultés métaphysiques et théologiques, majeures contraignant par exemple Descartes au siècle précédent à des tours de magie (ceux du Discours de la Méthode puis des Méditations) et à des incohérences majeures (celles du Traité des Passions).
Le plus important fut peut-être l’environnement social.
Puisque l’humain était « sapiens », la supériorité de l’« intelligence » se voyait consacrée. Et donc, l’infériorité des métiers « manuels » tout autant. Une telle dénomination flattait et justifiait hiérarchie et privilèges.
Et puisque ce caractère « sapiens » était lié à une morphologie, cela permettait aussi, comme le fit Carl von Linné, de considérer comme humainement inférieures non seulement les populations nomades rencontrées, faute d’une grande « intelligence », mais colonialisme et esclavagisme. La « Traite des Nègres » s’explique en grande partie ainsi. Il était convenu dans les salons que ce qui ne ressemblait pas morphologiquement à l’Européen n’était pas Homo sapiens, donc pas vraiment humain. Mettre dans les fers ou coloniser de telles populations allégeait la charge de la conscience. Ignorant le plus souvent la culture de ceux qui avaient naguère bâti des empires.
De façon paradoxale, les Amérindiens échappèrent à cette logique pour la même raison. Il fallut, de 1550 à 1551, un débat officiel organisé par Charles Quint avec l’appui du Pape, la fameuse Controverse de Valladolid, pour que finalement leur fut accordée la pensée intelligente. « Sapiens » ? « Donc » l’humanité. Cela leur évitait l’esclavage mais permettait néanmoins de les coloniser, car moins « intelligents ».
A cet égard, ce n’est pas le moindre des absurdités affirmées par Yuval Noah Harari, tout à son matérialisme primaire et à sa dénonciation du christianisme, que d’attribuer les droits de l’Homme aux Lumières, elles-mêmes réduites au « matérialisme ». Profondément relativistes et anti-universalistes, les hommes des Lumières, les Encyclopédistes en premier, croyaient en l’intelligence ou en l’homme-machine mais ni en l’humanité, ni en ses droits. À l’exception du protestant Louis de Jaucourt (1704-1780), profondément croyant, l’un des auteurs les plus prolixe de l’Encyclopédie, qui écrivit les fameux articles sur l’esclavage et la « Traite des Nègres », penseur par ailleurs méprisé en privé par Denis Diderot. A l’exception de l’abbé Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796) qui n’est pas non plus « matérialiste », anti-esclavagiste aussi. Mais les esprits qui se croyaient le plus « éclairés » par l’intelligence, étaient souvent silencieux sur l’esclavage. D’Alembert, maître d’œuvre de l’Encyclopédie, y était favorable à l’esclavage et si Condorcet le dénonce, il demande seulement son abolition progressive.
Une ambiguïté qui n’était pas celle de Voltaire qui condamne l’esclavage pour attaquer les églises mais qui, sinon, le justifie car telle est sa position de fond au nom de l’ »intelligence »: « nous n’achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres ; on nous reproche ce commerce.(…) Ce négoce démontre notre supériorité ; celui qui se donne un maître était né pour en avoir. » Ou bien : « Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des nègres et des négresses transportés dans les pays les plus froids y produisent toujours des animaux de leur espèce (…) ».
Notons d’ailleurs que cette vision funeste fut globale. Elle était celle des populations du néolithique et des Âges des Métaux, tout comme celle des puissances arabes et berbères dont les justifications ressemblaient à celles des Européens : ne voyant pas en Afrique une morphologie semblable à la leur, ils se persuadèrent qu’il n’y avait pas d’esprit « intelligent ». Ils organisèrent la traite transsaharienne et maritime des tribus africaines à partir du VIIIème siècle. Probablement entre 12 et 15 millions de morts. Et si les vendre comme esclaves avec le bétail jusqu’en Inde ou en Chine n’était pas un problème, les recevoir et les traiter comme tels, pour les Indiens ou les Chinois n’en était pas un non plus. Ces derniers différenciaient les esclaves pris dans les guerres de conquête de ceux qui le seraient « naturellement ». Naturels ? Noirs et aborigènes des différentes tribus d’Asie et d’Océanie prétendument dénués d’intelligence. Ainsi lorsque les Javanais cherchent la paix avec les empereurs Ming (1348-1644), parmi les offrandes, ils leur donnent des esclaves africains ; 30 000, en 1381, apportés à Hongwu. A l’inverse, bien avant les Ming, déjà sous la dynastie Tang (618-907), mettre un Chinois Han en esclavage conduisait à la peine de mort. Les Han sont des humains, puisqu’ils ont des corps avec des « esprits » investis et choisis par les dieux.