Le 31 octobre 1517, le théologien Martin Luther placarde sur la porte de l’église de la Toussaint, à Wittemberg, sa Dispute sur la puissance des indulgences, ses 95 thèses qui marquent le début d’une nouvelle rupture au sein de l’Eglise et l’origine de la Réforme protestante. Luther prend ainsi la suite de réformateurs précédents, notamment Jan Hus qui a déjà condamné le trafic des indulgences en 1411[1]. Bien que cette première dénonciation des abus papaux fût sévèrement punie – Jan Hus fut condamné au bûcher le 6 juillet 1415 –, le réformateur de Bohème laisse plusieurs hymnes, dont certains de sa propre main.

Jesu Kriste, Štědrý Kněže (Jésus Christ, notre Salut – 1410) d’abord attribué à Jan Hus mais probabblement de Jan de Jenštejn, archevêque de Prague, par la Schola OP sous la direction de Jana Synková.

Martin Luther ne niera pas reconnaître en Jan Hus un précurseur. Il reprendra d’ailleurs certains des hymnes qui lui sont attribué, tel Jhesus Christus, nostra salus écouté précédemment, que Luther arrangea en Jesus Christus, unser Heiland, der von uns Gottes Zorn (Jésus-Christ, notre saint Sauveur, porta la colère du Créateur – 1524).

Jesus Christus, unser Heiland, der von uns Gottes Zorn de Luther, harmonisé par J.S. Bach, par le Canto Armonico sous la direction de Johann Hermann Schein.

Ayant reçu une formation musicale de qualité[2], Martin Luther se prend rapidement d’admiration pour les mélodies populaires, notamment celles des Meistersinger, dont les mélodies lentes servent le texte, dont parfois inspiré des psaumes, avec autant de simplicité que d’efficacité. A propos du style grégorien et de sa fascination pour le lied, on rapporte de Luther les paroles suivantes : « Pourquoi de si belles choses sont-elles au service du monde, tandis que notre chant est si raide, si mort ? […] Nos hymnes devraient se chanter avec une cadence et une mesure bien marquées afin que la congrégation en saisisse la mélodie et se joigne au chant. Prenons congé de la musique grégorienne et allons emprunter les airs en vogue parmi le peuple […] pour en user à l’église. L’homme peut louer Dieu aussi bien sur une mélodie que sur une autre et ce serait grand dommage si de si beaux airs n’étaient pas mis au service du Créateur. »[3]

Wo das hauß nit bawet der Herr (1526) de Hans Sachs (1494-1576), d’après le Psaume 127, par Roger Gehrig.

Avec Paul Speratus, Luther publie en 1524 un premier recueil de chants chrétiens, cantiques et psaumes, le Etlich Cristlich lider / Lobgesang und Psalm, contenant huit hymnes en langue vulgaire (donc en allemand et non en latin) de leur composition. On peut également citer le troisième recueil de chants spirituels édité en 1524, Eyn geystlich Gesangk Buchleyn, fruit de la collaboration de Luther avec Johann Walter. Cette édition semble avoir été largement diffusée en Europe du Nord, y participant grandement à l’encouragement du culte protestant.

A l’église, l’assemblée est donc invitée à participer activement à la liturgie en chantant, en louange à Dieu et dans une communion fraternelle. Il explique sa proposition de nouveau déroulement de l’office dans sa Messe allemande et ordre du service divin présentés à Wittenberg, publiée en 1526, et aussi parfois appelée « messe évangélique ». La structure de l’interprétation des strophes n’est pas figée : généralement, l’assemblée chante à l’unisson et sans accompagnement, en alternance avec un chœur, une maîtrise, l’orgue et/ou d’autres instruments. Cette pratique est encore aujourd’hui celle d’églises luthériennes, dont voici deux exemples.

Nun freut Euch lieben Christen g’mein (Maintenant, chrétiens, réjouissez-vous), premier choral du Etlich Cristlich lider de Luther, par la Bach Choir Weimar sous la direction de Johann Kleinjung en l’église de la Stadtkirche (Herderkirche).
Ein feste Burg ist unser Gott (C’est un rempart que notre Dieu) de Luther par la Thomanerchor Leipzig sous la direction de Gotthold Schwarz. Ce choral est considéré par certains comme étant l’hymne protestant[4].

Le musicologue Marc Honegger remarque : « Le choral protestant est né de la volonté de Luther et d’une nécessité liturgique : rendre une participation active de l’assemblée au culte [grâce à un nouveau chant liturgique] accessible à tous. […] Luther a renoué avec une tradition perdue pour l’Eglise depuis plus d’un millénaire. »[5] Nous avions effectivement vu – dans l’épisode 2 de cette série – que les premiers chrétiens, prenant exemple sur la tradition juive, accordaient une place non négligeable au chant. Le compositeur Andrew Wilson-Dickson ajoute « Cela permet de donner l’image d’une Eglise qui fonctionne comme Corps de Christ, avec ses nombreux éléments (et talents) qui ne font qu’un. »[6]

Outre ce retour aux fondamentaux du culte chrétien, Luther est conscient de l’importance de l’éducation nécessaire à la pérennisation de la pratique de sa foi, autant au sein de la communauté que dans son cercle familiale et personnelle. Il était également très conscient du rôle éducatif de la musique, pour la mémorisation des textes bibliques d’une part, dans l’accession d’une expérience relationnelle forte, profonde et personnelle avec Dieu d’autre part. C’est en grande partie pour cela que l’Allemagne possède depuis une tradition musicale familiale si grande – malheureusement peu comparable à celle française –, comme le constate le philosophe Jean Brun[7].


[1] Quaetsio magistri Johannis Hus de indulgentiis (Question de maître Jean Hus à propos des indulgences).

[2] Ne pas hésiter à visiter le Musée du protestantisme : Martin Luther et la musique.

[3] ISELY Gustave, First called christians, Londres : Salvation Army, 1952, p.101-103.

[4] KUEN Alfred, Musiques. Evolutions historiques de David à nos jours, Genève : éditions emmaüs, 2009, p.71.

[5] HONEGGER Marc, Protestantisme et musique, Paris : Je sers, 1950, p.74-77.

[6] WILSON-DICKSON Andrew, Histoire de la musique chrétienne. Du chant grégorien au Gospel noir, Paris : Brepols, 1994, p.81.

[7] BRUN Jean, Essence et histoire de la musique, Genève : Ad Solem, 1999, p.93.