Le 23 juillet 1945, dans une petite salle surchauffée du Palais de justice de Paris dont les fenêtres, exception séculaire à la règle, ont été grandes ouvertes, un vieil homme s’avance. Il paraît sourd et gâteux. Mais l’est-il en vérité ? Maréchal de France, il est devenu pour tous Le Maréchal. C’est encore vrai de nos jours, quand on dit : « Le Maréchal », c’est de Philippe Pétain qu’il s’agit. Sinistre sire, plein de lui-même, qui donna son bâton pour se faire battre. Il demeure à jamais l’homme de Montoire, autant que celui de Verdun. Julian Jackson, historien britannique amoureux de la France – mais oui, cela se peut – nous invite à suivre son procès, selon le titre de son nouveau livre, « Le Procès Pétain » (Le Seuil 470 p. 25 €).
Le rôle de la magistrature
Conscient du caractère théâtral de l’événement, l’auteur nous en dévoile en préambule tous les personnages, depuis Henri Philippe Bénoni Omer Pétain – quelle litanie de prénoms ! – jusqu’à Louis Rougier, l’un de ces drôles de zigs ayant nourri la légende du double jeu du Maréchal. Et puis il ouvre le grimoire et nous raconte toute l’affaire : Octobre 1940, la mise en œuvre, à l’initiative des Français, d’une politique de Collaboration, les étapes qui font croire aux dirigeants du régime de Vichy que les nazis les estiment en alliés fidèles, et bien entendu l’effondrement du système, le sauve-qui-peut, la fuite à Sigmaringen. « D’un château l’autre » a dit Céline.
« A l’exception des préfets, dont aucun ne resta en poste, aucun corps de fonctionnaires ne souffrit plus lourdement de l’épuration que la magistrature, écrit Julian Jackson. Sur les 3000 magistrats français, 277 furent sanctionnés et 186 démis de leurs fonctions. Seuls 15 des 50 hauts magistrats (procureurs généraux et premiers présidents) restèrent ne place. » Une façon de souligner que l’institution judiciaire, bien que compromise par l’Occupation, ne manquait pas de légitimité pour punir les coupables de toutes sortes.
L’instruction contre Pétain commença sans lui, puisqu’il était encore en Allemagne. Et cela ne tourmentait pas grand monde.
« Personne certainement n’était moins enthousiaste à la perspective de faire comparaître Pétain devant la Haute Cour de justice que Charles de Gaulle, estime l’historien. La relation entre les deux hommes remontait à trente-six ans. » Jackson s’empresse au passage de contester les rumeurs d’une ingratitude tardive du Général à l’encontre de celui qui fut, pendant les années vingt, son principal supporter. Mais quand le Maréchal franchit la frontière – il est passé par la Suisse qui ne voulut point le garder – qu’en faire sinon le juger ?
L’instruction reprit, menée par Pierre Bouchardon – que Jacques Isorni, l’un des avocats de Pétain, croque « en armoire d’anecdotes, d’une perfidie sans pareille » et le procureur André Mornet dont le grand avocat Maurice Garçon dit qu’il « hume le sang et fonce comme un sanglier. » Belle ambiance…Quand le procès commence, la presse est partagée sur la peine qu’il conviendrait de prononcer contre l’homme de Vichy. A l’exception de l’Humanité, qui réclame la mort pour Pétain-Bazaine – du nom du Maréchal du Second Empire qui capitula face aux Prussiens – les écrivains que les journaux mandatent oscillent entre l’indifférence, la clémence et la sévérité.
Les protestants tiennent leur place dans les débats
Julian Jackson cite souvent l’écrivain Jean Schlumberger qui rédige des articles pour Le Figaro : « Il est l’un des rares commentateurs à ne pas regretter que le procès se déroule dans une salle d’audience ordinaire. Au contraire, écrit-il, « enfermés dans cette salle du Palais de Justice, à l’opulence désuète mais proprement judiciaire, où les mots Jus et Lex sont dix fois répétés sur les murs et dans les caissons du plafond, le procès ne prendra pas l’air de spectacle de corrida au milieu d’une arène qu’il n’aurait pas manqué d’avoir au Sénat ou à la Chambre. » André Gide aussi suit le procès, ne rate pas les défaillances de l’accusé, notamment quand celui-ci, fermant les yeux comme un « vieillard gâteux », se met à jouer avec son képi.
Mais c’est la déposition de Marc Boegner qui retient notre attention. D’abord parce que c’est la défense du Maréchal qui l’a sollicitée. Que le président de la Fondation protestante de France apparaisse comme favorable à Pétain ne manque pas de sel. On sait qu’il avait été séduit, dans un premier temps, par le régime de Vichy, et que c’est André-Numa Bertrand, vice-président de la FPF en zone occupée, qui lui avait décillé les yeux. Mais enfin, tout de même…
Après avoir hésité, le pasteur Boegner expliqua de quelle manière il a perçu le comportement du Maréchal : « Je lui fis part de l’indignation de nos Eglises… Je lui ai donné lecture d’une lettre que le conseil de la Fédération protestante m’avait prié de lui lire et de lui remettre. Il l’a reçue avec la courtoisie avec quoi il a toujours accueilli mes démarches ; il l’a écoutée avec la plus grande attention ; il m’a rappelé l’entretien que j’avais eu avec lui au mois de janvier précédent et, une fois de plus, je dois le dire, j’ai eu l’impression d’une impuissance à prévenir, à empêcher de grands maux que, dans son for intérieur, il appelait par leur nom et condamnait sans réserves. »
Une telle déposition, que le Président de la Fédération croyait compréhensive, se révéla finalement défavorable à l’accusé. « L’impuissance n’est guère plus défendable que la complicité » note avec justesse Julian Jackson.
Un tel ouvrage vaut le détour, non seulement pour comprendre les enjeux d’une époque, mais pour méditer sur les comportements, les scènes de genre et les sinuosités politiques des Hommes face à une épreuve collective.
Alors que les Résistants de la 175ème heure pullulent aujourd’hui, cette petite leçon ne saurait être inutile.