Comme vu lors de l’épisode précédent (« épisode 5 : chez les luthériens »), la tradition musicale est forte dans les familles allemandes dès le XVIe siècle. Aux deux siècles suivants, l’intense activité religieuse, particulièrement des petites villes dont la plupart est luthérienne, encourage la formation rigoureuse de musiciens. Employés par la municipalité ou l’église, ils doivent répondre à un besoin incessant de musique. Comme la musique est avant tout un outil du culte et d’accompagnement des événements de la vie quotidienne, elle d’abord considérée comme un artisanat. Les musiciens sont donc très sollicités et, afin de varier au mieux leur production, se montrent souvent ouverts aux idées et aux techniques nouvelles. Recevant une formation des plus complètes auprès de divers autres maîtres de la musique, les jeunes musiciens sont amenés à voyager et à s’intéresser ainsi aux idées humanistes et œcuméniques, particulièrement dans les cours des « princes éclairés » par la philosophie des Lumières.
L’un des premiers grands musiciens de cette période, dite du Baroque, est Heinrich Schütz (1585-1672). Ce musiciens allemand, profondément protestant luthérien, « fut enfant imprégné par l’esprit des maîtrises luthériennes, par une tradition où le service divin était le centre même de toute vie musicale, et où pour un compositeur humanisme et chrétienté n’était pas contradictoires. »[1] C’est une des caractéristiques marquant fortement la différence avec la pratique musicale française catholique qui réservait la nouveauté au profane. Schütz est entre autres le compositeur de 40 prières biblique et oraisons de théologiens mis en musique dans ses Cantiones Sacrae (1625), de cantates[2] et d’oratorios[3]. La cantate, part devenu inséparable du culte, clôt la lecture de l’Evangile, dont elle s’inspire et en fait une sorte de commentaire, et encadre le sermon. La foule de fidèle est invitée à se joindre au chant du choral, tout comme lors des Passions, immenses cantates retraçant la Passion du Christ à la Pâque.
A sa suite, et parmi les nombreux musiciens talentueux que l’on a redécouverts lors des dernières décennies, on doit citer Dietrich Buxtehude (1637-1707), à qui l’on doit également de nombreuses cantates. Il est fascinant de témoigner de la mince frontière entre musique de l’église et du divertissement – sérieux et austère comme le sont les petites villes germaniques traditionnalistes – grâce aux superbes Abendmusiken (musiques du soir) qui, d’abord sortes de récitals du jeudi soir pour les bourgeois de la ville, devinrent un événement marquant de l’Avent après le sermon du dimanche après-midi.
Il est une figure évidemment inévitable de cette période, qui marqua profondément l’Histoire de la Musique et force encore aujourd’hui l’émerveillement, c’est celle de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Il n’en fut évidemment pas toujours le cas, encore moins de son vivant – ses fils eurent longtemps une notoriété européenne et fulgurante, que Jean-Sébastien n’aura que deux cent ans plus tard. Si ses enfants furent de grands musiciens, il fut lui-même descendant de musiciens professionnels, sinon très bons amateurs et mélomanes. Il est la cinquième génération de musiciens, organistes ou musiciens de ville, tous attachés à l’église luthérienne et à leur état de Thuringe. Ayant passé sa jeunesse à voyager, J.S. Bach apprend auprès d’élèves de Lully, découvre Couperin, rencontre Buxtehude, recopie des partitions de Vivaldi, et est surtout formé et éduqué par son grand frère Johann-Christophe qui fut élève de Pachelbel. Le jeune musicien, aussi caractériel que travailleur, réussira à faire une synthèse de toutes ses influences, particulièrement au service de sa foi, sincère et profonde – malgré les événements souvent très difficiles, autant professionnels que personnels. La musique de Bach est aujourd’hui reconnue comme étant tout à fait admirable par l’apport de toute sa science au service du texte biblique et, plus encore, de son essence même, par des symboliques, parfois même numérologiques, quitte à enfreindre les règles les plus évidentes de la forme musicale.
[1] VIGNAL Marc, « Heinrich Schütz (1585-1672) » in Histoire de la musique occidentale, Paris : Fayard, 1985, p.423.
[2] VIGNAL Marc, « Les formes et les genres musicaux » in op. cit., p.105 : « Cantate : pièce vocale, en plusieurs parties, à une ou plusieurs voix, parfois avec intervention du chœur, accompagnée au clavier ou à l’orchestre, destinée au concert ou à l’église. Elle présente des formes très diverses. […] En Allemagne, elle est surtout un genre religieux et prend une ampleur particulière grâce à l’introduction du chœur et presque toujours de l’orchestre : elle devient une partie essentielle du culte luthérien à la fin du XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe siècle, avec Schütz, Buxtehude, Pachelbel, Kuhnau d’abord, puis Matheson, Telemann et surtout Jean-Sébastien Bach. »
[3] Ibidem, p.106 : « Oratorio : Cantate de vastes dimensions, à plusieurs personnages, sur un sujet sacré. »
[4] Nous ne pouvons que conseiller ce bel enregistrement et la lecture de son compte-rendu « Tendres déclarations d’amour enregistrées par Vox Luminis » de votre serviteur.
[5] Philippe Beaussant propose une analyse aussi intéressante que concise de cette cantate dans « Johann Sebastian Bach » in Histoire de la Musique occidantale, op. cit., p.503 : « La cantate BWV 127 a été composée pour un dimanche particulier, où l’on lisait un passage de l’Evangile racontant l’histoire de l’aveugle-né [Jean 9]. Jésus passait, l’aveugle s’écria : « Fils de David, aie pitié de moi ! » Bach choisit comme thème du chœur initial de sa cantate le choral Herr Jesu Christ, wahr Mensch und Gott (Seigneur Jésus-Christ, vrai homme et vrai Dieu) ce qui est une glose, un commentaire de l’affirmation de l’aveugle. Cette courte phrase circule tout le long de ce long chœur, comme une affirmation sans cesse répétée. Soudain, Bach greffe sur ce thème, par un savant contrepoint, un second motif, que tout fidèle reconnaît aussitôt ; c’est le choral Agneau de Dieu, aie pitié de nous – commentaire de la seconde partie de la phrase de l’aveugle ; et les deux thèmes vont se mêler l’un à l’autre pendant tout le reste du chœur. Et comme si ce symbolisme n’était pas assez clair, voici qu’apparaît un troisième motif, celui du choral de la Passion, suggérant que cet Agneau de Dieu, vrai homme et vrai Dieu, est celui qui meurt en croix. […] Le choral permet ainsi à Bach de donner à n’importe quelle musique une valeur de prière, et de prière familière. Il en use pour des effets d’une extraordinaire efficacité. »