Pour l’inauguration du John Kennedy Center of Performing Arts, en septembre 1971, la famille Kennedy passe commande d’une œuvre auprès du plus grand compositeur étasunien du moment : Leonard Bernstein (1918-1990). Celui-ci a carte blanche pour rendre hommage au feu président des Etats-Unis qu’il admirait et pour lequel il avait dédié sa Troisième symphonie « Kaddish » après son assassinat. Bernstein est certes issu d’une famille juive ukrainienne très pratiquante, il est bien conscient que John Kennedy fut le premier président catholique des Etats-Unis, ce qui lui inspire de créer une messe. Néanmoins, comme lors de ses deux précédentes œuvres à résonnance religieuse – Kaddish et les Chichester Psalms –, Bernstein veut être un artiste engagé, luttant grâce à ses dons de musiciens et de pédagogue pour une humanité toujours plus proche de ses idéaux.
C’est ainsi qu’il veut créer une œuvre résolument moderne dans laquelle se rassemblent des forces aussi puissantes qu’apparemment opposées, particulièrement en cette période toute particulière qu’étaient les années 70 : les politiques hégémoniques et conservatrices, encouragées ou décriées par les traditions et les pensées religieuses, sont en conflits croissants avec les besoins et les recherches spirituels d’une jeune génération. Alors que la Guerre du Viet Nam fait encore rage, les jeunes sont en quête de paix, d’amour et de liberté, et donc d’une foi plus intense et personnelle.
En composant Mass, qui reprend l’ossature d’une messe ordinaire dans laquelle s’ajoutent des parties plus modernes de méditations et de commentaires, le compositeur exprime ses doutes les plus profonds, ses incompréhensions, ses attentes et même ses colères, qu’il partage avec nombre de ces concitoyens. Cette Pièce de théâtre pour chanteurs, acteurs et danseurs mêle alors touts les styles dans lesquels Bernstein excelle, à l’image d’une société fragmentée et qui, pourtant, est capable de dialoguer – c’est en tous cas ce qu’il croit sincèrement et pour lequel il se bat constamment. Assurément, cette critique explicite des traditions et des dogmes de la religion ne lui apporta pas que des éloges… Peu lui importait, et il fut grandement encouragé par la grande majorité de ses spectateurs qui, profondément émus, saluèrent cette œuvre, aussi puissante sur la forme que sur le fond. Tout en écoutant cette récente interprétation de l’œuvre par l’Orchestre de Paris et l’Ensemble Aedes à la Philharmonie de Paris en 2018 sous la direction de Wayne Marshall, prenons le temps d’en étudier ici quelques passages.
Mass débute par un moment de dévotion, avant la messe, avec un Kyrie Eleison sortant étonnamment par des haut-parleurs, de toutes parts de la salle. Plusieurs voix de chanteurs s’élèvent et, dans une confusion de plus en plus grande, implore la pitié du Seigneur, reprenant les premières paroles du psalmiste (Psaume 51.3-4) : « Ô Dieu ! aie pitié de moi dans ta bonté ; selon ta grande miséricorde, efface mes transgressions ; lave-moi complètement de mon iniquité, et purifie-moi de mon péché. » Interrompt alors soudainement le Célébrant qui, accompagné de sa guitare, invite à chanter un chant simple : « Chantez à Dieu un chant tout simple. Chantez-le en chemin. Chantez-le comme il vous plaît. Dieu aime toutes les choses simples, car Dieu est la plus simple de toutes. Je chanterai à Dieu un chant nouveau pour le louer, et le bénir, pour bénir le Seigneur. » Suit alors un joyeux Alléluia. Ce moment de dévotion semble illustrer les premières émotions de ces hommes et ces femmes qui, face à leurs doutes et à leur lassitude, se prépare à vivre ce moment religieux, à rejoindre un rite lors duquel ils viennent chercher des réponses, avec autant d’appréhensions que d’espoirs.
Après les deux Introït – dont certaines pages sont sublimes, particulièrement la Prière de l’assemblée « Père Tout-puissant » – vient le moment de la confession. Le chœur partage son trouble et implore le pardon. Pourtant, quelques-uns, aux allures Rock, expriment leurs doutes : « Je ne sais pas pourquoi, chaque fois que je trouve l’amour, il faut que je le détruise. […] Quand je m’abandonne au sommeil avec les meilleures résolutions du monde, le jour ensuite revient et les voilà qui disparaissent à nouveau. » D’autres, aux allures Blues, leurs répondent alors « Easy ! » Sans doute nos assistants ne sont pas très concentrés lors de cette messe ; il y a comme en eux une lutte intérieure où les doutes ressurgissent et face auxquelles ils tentent d’apporter une réponse, en tous cas, à défaut d’une réponse, de les prendre avec philosophie : Easy ! La belle méditation instrumentale qui suit permet de prendre le temps de digérer ces moments de doute et d’intense confession.
Alors qu’éclatent les Gloria, joyeux et sonores, nos fidèles se remettent à replonger dans leurs pensées : « La moitié des gens s’est noyée et l’autre nage dans la mauvaise direction. Et ils appellent cela vivre glorieusement. Eh, petite, où ça te mène, toi et ton espèce ? Ta et ta jeunesse et ton esprit ? Nulle part… » Ils pensent à ces autres qui chantent avec tant de ferveur « Gloire à Dieu ! » mais qui n’en sont pas moins perdus. Puis, c’est pour eux-mêmes qu’ils se mettent à mettre en question la sincérité de leur chant : « Autrefois les jours étaient si lumineux […] et j’avais un magnifique sentiment de gratitude. […] Maintenant, ce qui est curieux, c’est que d’une certaine façon […] je n’ai plus ce Gloria. Je ne peux pas vraiment dire quand cela s’est passé mais elle n’est plus… la gratitude… » Suit alors une deuxième méditation orchestrale.
Le Célébrant célèbre ensuite la Parole du Seigneur en invitant plusieurs personnes à témoigner, à partager leur compréhension de Dieu et ainsi exprimer la Parole que Dieu exprime par eux, par leurs propres paroles, par leur propre vie : un jeune homme, un autre jeune homme, un homme plus âgé, une jeune fille. Tous quatre sont des apôtres du Seigneur. Tous quatre, par leurs paroles simples et personnelles, expriment la Parole du Seigneur, malgré les gens qui doutent, ce ceux qui crient très fort, ceux qui nous emprisonnent… Mais intervient brusquement le Prêcheur pour son Sermon d’Evangile. L’assemblée se laisse porter par son discours réconfortant et répète systématiquement, plein d’enthousiasme, toutes ses paroles, en l’acquiesçant. Pourtant, elle ne semble pas vraiment être attentif à ses paroles dont pourtant l’absurdité fait peur, sinon pleurer. Transportés par leur émotion et leur mauvaise compréhension de la Parole de Dieu, cinq personnes en partagent leur étude que tous acquiescent avec toujours autant de ferveur :
- « Dieu a dit, il est bon d’être pauvre, les hommes bons ne doivent pas vivre dans le confort ; Alors si nous vous voulons, c’est juste pour vous aider à rester purs. » Sans doute, cet homme fait référence à Luc 6.20 : « Heureux vous qui êtes pauvres, car le royaume de Dieu est à vous ! » La pauvreté est-elle une exhortation pour les autres, pour lesquels nous sommes prêts, par pure bonté, à prendre les « fardeaux » du confort ?
- « Dieu nous a dit de prendre soin de son zoo « J’ai fait pour vous ces animaux ! » ; Alors ça ne lui fera pas grand-chose si nous exterminons une espèce ou deux. » Peut-être pensons-nous ici à Genèse 2.19 : « L’Eternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseux du ciel, et il les fit venir vers l’homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom qui lui donnerait l’homme. » Sommes-nous donc responsables de la Création ? Et si nous le sommes, sommes-nous libres d’en user et d’en abuser ? Serions-nous libres de décider ce qui doit être ou ne plus être ? Sans doute, si nous avons nommé tous les animaux de la terre, ils nous appartiennent, comme on nomme aujourd’hui notre animal de compagnie, dont nous devons prendre soin mais que, si nécessaire, nous sommes prêts à abandonner sur le bord de la route. Et que si nécessaire pour notre propre « survie » (besoin en énergies, en bois, en minerais, en agriculture…), nous sommes prêts à occuper les territoires vitaux, quitte à les chasser de leur habitat et de les conduire jusqu’à l’extinction de leur espèce.
- « Dieu nous a dit de porter ses commandements aux peuples des terres lointaines ; Ils n’avaient peut-être pas envie de nous avoir chez eux mais nous, ça nous a échappé. » Sans doute possible, on fait ici appel à Marc 16.15 : « Allez par tout le monde, et prêchez la bonne nouvelle à toute la création. » Très certainement, ce point peut susciter une polémique que nous ne voudrions pas ici attiser, l’évangélisation étant une des caractéristiques fondamentales des chrétiens évangéliques. Toutefois, Bernstein partage sans se cacher son incompréhension quant à la volonté de chrétiens de venir perturber des peuples – vivant parfois en harmonie ou dans d’autres dans une désharmonie comparable à celle que l’on vit dans notre propre civilisation – pour imposer leur bonne nouvelle.
- « Dieu a dit que le sexe devait nous répugner à moins qu’il donne un résultat ; comme ça nous pouvons surpeupler le monde d’adultes consentants. » Peut-être fait-on référence à la première lettre aux Corinthiens chapitre 7 versets 1 et 9 : « Je pense qu’il est bon pour l’homme de ne point toucher de femme. […] Mais s’ils manquent de continence, qu’ils se marient ; car il vaut mieux se marier que de brûler. », ainsi qu’à l’interprétation que l’on en fait souvent. La sexualité, dont les plaisirs font indéniablement parties de la Création, serait donc une erreur du Créateur, si celle-ci est proscrite alors qu’elle existe… ? Quel blasphème serait un tel syllogisme me direz-vous… ! Quoiqu’i en soit, une incohérence est de nouveau soulevée par Bernstein.
- « Dieu a dit qu’il faisait bon d’obéir, ce que nous faisons, une fois par semaine ; ça n’a sans doute pas beaucoup de sens mais en tous cas c’est classe. » Il est certain, comme le dis Paul dans Actes 5.29 : « Il faut obéir à Dieu. » Serait-il faux de dire que nombre d’entre nous prenons plaisir de venir à l’Eglise le dimanche matin, de rencontrer nos frères et nos sœurs, de chanter ensemble et de vivre des moments de partage pour, une fois son chez-soi et sa semaine retrouvée, aimer rappeler son engagement sans pour autant le vivre ?
Le Prêcheur de conclure alors : « Dieu nous a mis aux commandes ; Dieu nous a donné la croix ; Nous l’avons transformée en épée pour diffuser la Parole de Dieu ; Nous nous servons de ses Saints décrets pour faire ce qu’il nous plaît. » Il n’a sans doute pas tort : il nous est trop facile de prendre la Parole de Dieu, de l’interpréter comme bon nous semble et, pour justifier nos actions, proclamer « Dieu a dit ! » Le chœur de répéter et d’acquiescer à chaque fois, malgré l’absurdité de ces interprétations. Encore aujourd’hui, combien d’absurdités entend-on nous au nom de la Parole de Dieu ? L’humanité en sort-elle grandie ? Peut-elle ainsi faire la fierté du Tout-Puissant ? La Parole de Dieu en est-elle ainsi magnifiée, glorifiée ? Si tout le monde acquiesce autour de nous, pourquoi douter ? Pourquoi vouloir nager à contre-courant [cf article sur Credo in Us de John Cage] ?
Vient alors, lors de la messe, le Credo. Mais tout d’un coup vient cette pensée : si je crois en Dieu, croit-il en moi ? C’est alors que vient la sombre et puissante troisième méditation De Profundis : des profondeurs, je crie vers toi ! L’Offertoire qui suit expriment encore plus violemment les doutes envers Dieu. Le Célébrant en vient à briser la coupe et à danser sur l’autel, jusqu’à tomber d’épuisement et de lassitude.
Lors de l’Agnus dei, monte une grande colère contre Dieu : « Donne-nous la paix maintenant, une paix à laquelle on puisse tenir. Et Dieu, donne-nous une raison de vouloir. […] Donne-nous la paix maintenant, et pas demain ou après-demain. […] Nous avons des disputes et des doutes et telles questions, donne-nous des réponses, et pas des psaumes ou des conseils. Donne-nous une paix que nous ne puissions pas rompre. Donne-nous quelque chose ou nounou servirons tous seuls ! Nous en avons assez de ton silence divin, et ne concevons pas l’action sans la violence, alors si nous n’avons pas le monde que nous voulons, Seigneur, nous devrons mettre le feu à celui-ci ! Dona nobis ! »
Mais le Célébrant se fait plus attentif. Sa crise de folie le conduit à regarder d’un œil nouveau les couleurs, les formes, et sa propre pensée : « Petits frères, petites sœurs, vous aviez vraiment raison. C’était moi qui avais tort – sérieux et solennel, raide comme la justice. » Puis il se calme. Sa colère est retombée. Un jeune garçon chante « Chantez à Dieu un chant secret, Lauda, Laude… » Tous, chanteurs comme instrumentistes se mettent alors à prier : « Père tout puissant, incline l’oreille. Bénis-nous tous, et tous ceux qui sont ici réunis. Envoie-nous ton ange qui nous défendra tous ; et emplis de grâce tous ceux qui demeurent en ce lieu. Amen. »
« La messe est finie. Allez en Paix. »
Cette Mass apporte sans aucun doute bien plus de questions que de réponses, en exprimant les doutes d’hommes et de femmes dans une société en souffrance, par les guerres et les difficultés économiques, étouffée par un conservatisme sourd aux changements sociétaux d’une jeunesse en recherche d’identité et de liberté. Bernstein a lui-même donné une conférence portant le titre The Unanswered Question, s’inspirant directement de l’œuvre de Charles Ives [cf article sur cette œuvre]. S’il avoue ne pas être capable d’énoncer cette Question, la réponse en est sans doute possible « Oui ». C’est cette affirmation qu’il apporte dans cette œuvre magistrale, éclectique et universelle, et ainsi puissante et profonde. Si la Question est complexe, la Réponse est simple. Sans doute tenterons-nous de conclure en citant ce passage en 2 Corinthiens 1.12 : « Voici en quoi nous pouvons être fiers ; comme notre conscience en témoigne, nous nous sommes conduits dans le monde, et particulièrement envers vous, avec la simplicité et la sincérité qui viennent de Dieu, en étant guidés par sa grâce et non par la sagesse humaine. »
L’article est fini. Allez en paix.