En tant que chrétien, la question n’est pas moins présente que pour tout autre être humain doté d’intelligence et de sensibilité. Parce que la grandeur de la Création nous dépasse ; parce que la compréhension de ce qu’est pleinement Dieu n’est pas pour nous une évidence, voire même pas du tout accessible par nos seules capacités humaines, nous cherchons tous, d’une manière ou d’une autre à poser correctement notre Question (qui est plurielle) pour être, peut-être, correctement répondue. A travers cette étude en deux actes et six scènes, nous découvrirons, grâce à l’analyse d’œuvres musicales du XXe siècle, différentes pistes de réflexion pour chercher la Question et (qui sait ?) une once de Réponse.
Acte II – Ce qui est en nous
Scène 3 – Ici
En nous et ici. Qu’est-ce ? Que s’y passe-t-il ? Le plus grand mystère du monde, qui nous hante depuis notre toute première heure jusqu’à la toute dernière, est peut-être celui de notre propre existence. Même plus encore : notre plus grande énigme est nous-même. Si notre famille et son héritage nous construisent, nous prenons un chemin qui nous est propre, en fonction d’un nombre infini de circonstances. Tous, ne le savons. Tous, même si parfois nous l’oublions, nous sommes conscients de notre propre complexité et de nos différences. Il est d’ailleurs aussi étrange que dommageable que certains, parfois nous-mêmes, affirment fièrement leur unicité tout en ne comprenant pas la différence des autres, parce qu’eux mêmes uniques. Néanmoins, le regard des autres et la pression de normes établies encouragent souvent à ne pas être nous ici, ce que nous sommes et là où nous sommes. Pourtant, rien n’est moins naturel et souhaitable pour nos quêtes de vérités et de notre identité.
Le compositeur américain Charles Ives (1874-1954) aimait partager que son père, cornettiste et chef de fanfare et de choeur, encourageait toujours les gens à chanter à leur propre façon. S’ils écorchaient un peu le compositeur ou le poète, c’est tant mieux pour la musique et la poésie. Il partage également une anecdote tout à fait éloquente : lors d’un camp meeting – un de ces grands rassemblements en plein air à l’occasion de la venue d’un célèbre prédicateur -, une connaissance des Ives, un maçon prénommé John Bell, était tant enthousiasme et mauvais chanteur qu’il chantait complètement faux et particulièrement fort ; alors qu’un jeune homme demande à George Ives comment il supporte d’entendre un homme chanter si fort et si faux, celui-ci lui répond : “Regarde-le avec attention et respect. Regarde son visage et entend la musique de tous les temps. Ne fais pas trop attention aux sons, sinon tu manqueras la musique. Car tu ne monteras pas au ciel en une chevauchée héroïque sur de jolis petits sons.”
Force est de constater que la vie n’est pas toujours harmonieuse, selon nos propres conceptions de l’harmonie. Il est vrai que, depuis l’Antiquité, des règles mathématiques régissent les règles harmoniques de notre système occidental. Prenons toutefois conscience que les mathématiques ne sont pas abordées de la même manière dans d’autres cultures. L’Inde en est un bon exemple : le système musicale indien est d’une complexité qui ne peut être comparée au nôtre. Celui-ci est bien plus simple et d’ailleurs ainsi abordable pour le plus grand nombre, contrairement aux musiques carnatique et hindoustanie qui nécessitent une formation intensive de plusieurs années, pendant plusieurs heures par jours. Alors, si le son n’a rien à voir avec la musique, que les sons ne sont qu’outils pour illustrer des symboles, qu’est-ce que la musique ? Ives répondrait sans hésiter : la musique est vie !
Si la musique est vie, elle est capable de nous accompagner dans notre réflexion sur notre propre existence. C’est ainsi que le théologien Alfred Kuen traduit la syncope comme étant l’illustration de certains à aspirer à vivre à contretemps. Il est tout à fait vrai que nombre de nos concitoyens, voire nous-mêmes, espérons parfois ou souvent de vivre dans une société dans laquelle nous nous sentirions moins à l’étroit, plus à même d’être libres et responsables de nos propres décisions, dans la capacité de nous reposer sur de solides repères. Car si croire en Dieu peut nous donner des repères face à la Nature, il nous en faut aussi en face des hommes. Nietzsche rappelle d’ailleurs que le désespoir de vivre dont on pourrait souffrir n’est pas produit par notre impuissance en face de la nature, mais de celle en face des hommes. Alors, lorsque les appuis extérieurs menacent de s’écrouler, il faut détourner ses regards des contingences extérieurs et les ramener sur soi-même.
Credo in Us est une oeuvre de John Cage (1912-1992) écrite pour quatre interprètes : un piano, 2 gongs [silencieux], 2 tom-toms, boîtes de conserves, sonnerie électrique et un dispositif électronique : sons fixés sur support (phonographe ou radio). Elle a été utilisée à l’origine comme musique pour la pièce éponyme chorégraphiée par Merce Cunningham et Jean Erdman, suivant la phraséologie de la danse. C’est la première fois que Cage utilise des disques ou des radios, et intègre également des musiques d’autres compositeurs (il suggère Dvořák, Beethoven, Sibelius ou Chostakovitch). Il décrit l’œuvre comme une suite à caractère satirique. Erdman rappelle que pour la première exécution, un « piano à punaises » a été utilisé (un piano avec des punaises insérées dans le feutre des marteaux). Il est alors arrivé que des cordes soient coupées lors de cette exécution.
Credo in Us réinterprète donc des oeuvres passées, de préférence des enregistrements de grandes oeuvres par de grands interprètes. John Cage les intègre dans une oeuvre nouvelle, dont la structure paraît libre et dont la polyrythmie sonne en grand décalage avec les chefs-d’oeuvre diffusés. Plusieurs lecture en sont évidemment possibles. Tout d’abord, le passé nous est un héritage que, malgré les tentatives dadaïstes, nous ne pouvons révoquer. Nous ne pouvons que l’assumer et faire de notre possible pour créer, à partir de ces références, quelque chose qui est nouveau, plus proche de ce que nous sommes devenus avec le temps et notre connaissance élargie, de nous-mêmes et du monde. On peut également comprendre que les oeuvres du répertoire, reconnues par tous, créent un courant contre lequel John Cage veut oser nager. Contre les mélodies recherchées et les harmonies subtiles des oeuvres classiques, le compositeur américain oppose des timbres rugueux et des rythmes décalés.
Véritable prophète de l’art moderne et contemporain, John Cage n’a aucune peur d’être haï, rejeté ou insulté à cause de ce qu’il est et de ce qu’il croit être bon et juste. Jésus, bien plus que prophète, nous encouragerait à prendre exemple sur cette attitude éclairée ; il le fait d’ailleurs dans l’Évangile de Luc : “Heureux êtes-vous si certains vous haïssent, s’ils vous rejettent, vous insultent et disent du mal de vous, à cause du Fils de l’homme.” Si nous, chrétiens, croyons que le message du Christ est ce qui est juste et bon, nous de devons pas craindre de se penser à contre-courant de ce qui nous entoure, même au sein de nos propres communautés.
L’exercice est d’autant plus difficile lorsque que nous ne sommes pas celui qui est à contre-courant, mais lorsque c’est l’autre qui l’est. Que nous le voulions ou non, nous suivons peut-être le courant, parce que l’on ne se pose pas de question ou parce que cela nous convient. Celui qui est à contre-courant de notre pensée nous agace alors, perturbant le paisible cours de notre existence et des principes qui la régissent. Pour certains, John Cage n’est qu’un hurluberlu provocateur. Soyons toutefois vigilants quant à nos conclusions hâtives ; nous pourrions en être victimes. Jésus nous prévient dans l’Evangile de Matthieu : “Ne portez pas de jugement afin que Dieu ne vous juge pas non plus. Car de la manière dont vous jugez, vous serez jugés. La mesure que vous employez pour mesurer sera aussi utilisée pour vous.” Soyons à l’écoute de celui qui n’est pas comme nous et qui pense différemment de nous. Peut-être a-t-il tort ? peut-être a-t-il un peu raison ? Peut-être sommes-nous dans l’erreur ? Dans tous les cas, cet autre nous apprend sur nos erreurs ou nos vérités. Sachons toujours écouter les conseils des apôtres qui encouragent à renouveler sans cesse notre intelligence, quitte à être en avance sur notre temps. Il est écrit dans Romain 12:2 : “Ne vous conformez pas au siècle présent, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence, afin que vous discerniez quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait.”
N’oublions pas qu’être transformé et être renouvelé, ce n’est pas fonder notre être sur ce que nous étions hier, mais sur ce que nous voulons être demain grâce à notre travail aujourd’hui. John Cage n’est sans doute pas un membre de la chrétienté – c’est certainement bien dommage – mais il peut servir d’exemple récent : le chrétien est ici appelé à être en avance sur son temps, comme Jésus était en avance sur nos temps.
- Prologue : La Question – The Unanswered Question, Charles E. Ives
- Acte I : Ce qui nous entoure
- Acte II : Ce qui est en nous
- Epilogue : Ici et maintenant – 4’33, John Cage