Nous venons d’appréhender, dans ces grandes lignes, le paradigme médical qui sous-tend l’analogie politique.

De fait, le rapport au corps est intrinsèquement lié à l’idée d’un mode de vie et d’un rapport réfléchi à soi, à son corps, à la nourriture, à la veille et au sommeil ou encore aux activités physiques[1]. Plus que comme de simples actes médicaux, la médecine apparait alors comme un corpus de savoirs et de règles permettant de définir une manière de vivre dans laquelle l’homme peut maintenir l’équilibre des tempéraments de son corps : et cela se fait par la conduite de son âme et l’instauration d’un gouvernement de soi. En effet, de la même manière que le corps a besoin d’un organe qui endosse un rôle directif vis-à-vis des deux autres, l’âme elle aussi se divise en trois facultés et nécessite une hiérarchie de ces dernières.

L’aspect noétique : Tripartition de l’âme

Pour asseoir son raisonnement sur le gouvernement politique, le pseudo al-‘Āmirī kitāb al-Sa‘āda[2]emprunte une théorie extrêmement connue de Platon, que l’on trouve dans La République – notamment au livre IV. Cette théorie divise l’âme en trois facultés, ou puissances (quwāt) : appétitive (an-nafs aš-šahuwānyia), irascible (an-nafs al-ẖaḍabyia) et raisonnable (an-nafs an-nāṭiqa).

La première, l’appétitive ou concupiscible, est celle par laquelle l’homme expérimente les sensations – les pulsions érotiques, la faim, la soif, etc. – c’est-à-dire tous les désirs liés au corps.

La deuxième, l’irascible, est celle du tempérament, celle par laquelle l’homme expérimente les sensations émotionnelles, telles que la colère, la jalousie mais aussi le courage ou la joie.

Enfin la troisième, la raisonnable (aussi appelé rationnelle) est la partie réflexive, celle par laquelle l’homme peut juger du vrai et du faux et prendre les décisions justes en accord avec son amour du Bien.

Les trois facultés de l’âme que nous venons d’appréhender étant en lutte perpétuelle, il est nécessaire que l’homme parvienne à instaurer un ordre au sein de son âme, et donc de son corps, afin qu’il puisse équilibrer ces trois puissances et parvenir à la réalisation de sa perfection. Pour se faire, il lui faut instaurer une précellence de la faculté raisonnable, qu’elle soit en mesure de poser un gouvernement sur les deux autres.

Cette théorie a énormément influencé les penseurs arabes ; on la retrouve chez al-Fārābī, Ibn Sinā ou encore dans le kitāb al-Sa‘āda, à de multiples endroits[3]. Par exemple au folio 16 « le bonheur échappe à l’homme et le lie au malheur, tant que la gouvernance est pour l’âme appétitive ou l’âme irascible. Tant que l’âme appétitive ordonne, la tempérance et la liberté sont annihilées etle mal et la dépravation apparaissent. Dès que l’âme irascible ordonne, ajoute-il, la concorde et l’amour/amitié sont annihilées et la discorde et la haine apparaissent, toutes les deux étant des violences destructrices de la prospérité et ainsi destructrices pour le pays ». Plus loin, au folio 165 : « La droiture commune, dit Platon, est dans l’équilibre des puissances des âmes, de la même manière que la santé des corps est certes dans l’équilibre des humeurs. Les espèces de vertus sont trois, ajoute-il : la sagesse, le courage et la chasteté. […] Par puissances j’entends la puissance désirante, la puissance irascible et la puissance intellectuelle. Certes je dis que la chasteté naît de l’équilibre du mouvement de l’âme désirante, ajoute-t-il, et cette âme est logée dans le foie/flanc. La bravoure naît à vrai dire de l’équilibre du mouvement de l’âme irascible, dit-il encore, et cette âme est logée dans le cœur. La sagesse naît à vrai dire de l’équilibre du mouvement de l’âme désireuse du bien et cette âme est logée dans le cerveau. »

Le lien entre ces facultés et les organes du corps est également mis en avant par Miskawayh : « La faculté raisonnable est celle que l’on qualifie d’angélique (malakyia) et l’organe qu’elle utilise dans le corps est le cerveau ; la faculté concupiscible est celle que l’on qualifie de brute (bahimīhyia) et l’organe qu’elle utilise dans le corps est le foie ; la faculté irascible est celle que l’on qualifie de fière (ṣabu‘yia) et l’organe qu’elle utilise dans le corps est le cœur »[4]. Ainsi l’homme est constitué d’un corps et d’une âme qui sont liés, dans une unité organique dont la vie dépend des trois organes dits nobles cités par Miskawayh.

On lit également dans le kitāb al-Sa‘āda, fol. 122, que « [Platon] dit que l’homme n’atteint le bonheur que lorsque la [partie] logique de son âme est victorieuse et commande le telos (la fin), quand la partie spirituelle l’aide et que l’appétitive obéit et écoute les deux autres. Nous disons que, quand la rationnelle ordonne aux deux autres, l’homme est victorieux de son essence, libre, bon et vertueux et qu’il se contrôle lui-même. Quand il y a dissension, nous disons qu’il est vaincu par son essence, esclave, malheureux, mauvais et vil. »

Il est donc nécessaire à l’homme de maintenir un gouvernement sur soi, sur son corps et son esprit, afin d’instaurer un ordre au sein de sa personne. C’est ce qui le rendra libre, qui l’amènera vers la vertu et lui permettra d’être heureux.

[1]Voir billet précédent du cycle, publié le 24 décembre 2019.

[2]AL-‘ĀMIRĪ (pseudo-), Kitāb al-Sa‘āda wa l-Is‘ād, éd. M. Minovi, As-Saʽādah waʾl-isʽād (On Seeking and Causing Happiness) written by Abūʾl-Ḥasan Muḥammad al-ʽĀmirī of Nēshābūr (992 A.D.). Facsimilé d’une copie préparée par M. Minovi, Wiesbaden, 1957-8. Pour en savoir plus sur cet ouvrage, voir le billet https://blog.regardsprotestants.com/carnetsduneetudianteentheologie/sujet-de-doctorat/

[3]Toutes les traductions d’extraits du Kitāb al-Sa‘āda wa l-Is‘ād sont les nôtres ; elles sont l’objet de notre actuel travail de doctorat.

[4]MISKAWAYH, Traité d’éthique (Tahḏīb al-Aḥlāq wa Ṭathīr al-‘A‘rāq), tr. fr. M. ARKOUN, Paris, Vrin, 2010, p. 24.