Les réflexions politiques des penseurs arabo-musulmans de l’âge classique se sont ainsi développées sur une analogie entre le corps, l’âme et la Cité. De la même manière que le corps contient trois organes nobles – le foie, le cœur et le cerveau – et que l’âme est divisée en trois puissances – appétitive, irascible et raisonnable – le corps politique de la Cité est lui aussi tripartite. Une nouvelle fois, nos penseurs arabes s’appuient sur une théorie platonicienne : chez Platon, et plus tard chez al-Fārābī ou al-‘Āmirī, la Cité se divise en trois corps sociaux : gouvernant(s), gardiens et producteurs, auxquels correspondent trois organes, trois vertus et trois puissances.

Revenons à la théorie développée précédemment [1]et ajoutons-y cette donnée : pour être vertueuse, atteindre sa perfection et son achèvement, la Cité doit être construite sur le même schéma tripartite que le corps et l’âme, au sein duquel il va également falloir instaurer un équilibre, comme pour les deux autres organismes. De la même manière que le cerveau, organe le plus noble, va gouverner le corps, et que la puissance raisonnable, faculté la plus excellente, va gouverner l’âme, la Cité doit être gouvernée par la fonction la plus haute afin de garantir son équilibre, d’assurer sa pérennité et ainsi de garantir l’atteinte du bonheur de chaque citoyen comme du Tout – le Bien commun.

C’est le concept de régime (tadbīr) que l’on retrouve ici, en tant qu’ordonnancement des actions en vue d’une fin visée : ainsi de la même manière que l’on parle de régime alimentaire en vue de la conservation de la santé ou de régime du vertueux en vue de la bonne conduite de l’âme, la philosophie classique développe le concept de régime politique : l’idée d’un ordonnancement des actions au sein de la Cité en vue de la fin visée : la Cité vertueuse, elle-même moyen de la fin ultime de l’existence humaine, le bonheur.

Le politique interviendra sur les âmes des citoyens de sa cité, quand leurs conduites éloigneront la Cité de sa perfection, de la même manière que le médecin intervient sur le corps quand apparaissent les symptômes d’une maladie éloignant le corps de sa perfection.

C’est ce que décrit al-Fārābī dans sesFuṣūl muntaza‘a (Aphorismes choisis) : « De même que la santé du corps est l’équilibre de ses tempéraments et sa maladie la déviation de cet équilibre, de même la santé et la droiture de la cité sont l’équilibre des mœurs de ses habitants et sa maladie la disparité trouvée dans leurs mœurs. Quand le corps dévie de l’équilibre de ses tempéraments, c’est le médecin qui le ramène à l’équilibre et l’y maintient. De même, quand la cité, concernant les mœurs de ses habitants, dévie de l’équilibre, c’est le politique qui la ramène à la droiture et l’y maintient. Ainsi le politique et le médecin ont en commun leurs actions et diffèrent quant aux sujets de leurs arts, le sujet du premier étant l’âme, celui du second le corps » [2].

Nous avons ici une vision scientifique de l’art politique et non une vision idéaliste, comme on aurait fréquemment tendance à l’envisager. L’activité politique est une activité téléologique, visant une fin (telos), et cherchant à l’atteindre par une réflexion rationnelle, qui se déploie en deux aspects : noétique – c’est l’âme qui va gouverner le corps pour que l’individu soit en mesure de se gouverner et donc de gouverner autrui – et biologique, avec le paradigme médical que nous avons développé au début de cette réflexion.

Nous avons donc trois corps : le corps physique, le corps spirituel et le corps politique, qui sont chacun gouverné par un organe. Ce dernier endosse un rôle directif et pose une forme de gouvernement sur les deux autres organes composant le corps. Chacun de ces corps oriente son activité vers un telos : la santé et donc la vie pour le corps physique, le bien-être mental pour le corps spirituel et le bonheur ainsi que le salut dans l’au-delà pour le corps politique.


[1]Voir les billets précédents de ce cycle « Organisation politique et vie de la cité », particulièrement les billets 2 et 3.

[2]Al-Fārābī,Aphorismes choisis(Fuṣūl muntaza‘a), tr. fr. S. Mestiri et G. Dye, Paris, Fayard, 2003, p. 42.