Si jamais un protestant français arrive jusqu’à Debrecen (prononcer « Dèbrètsènn»), ville d’environ 200 000 habitants au bout de la grande plaine hongroise, il sera sans doute étonné lorsqu’on lui dira que l’immense église néo-classique jaune dominant toute l’agglomération est un temple réformé. Il le sera aussi quand il entendra, dans ce même temple, les fidèles chanter les psaumes sur les mêmes rythmes et mélodies du XVIe siècle que les réformés français. Quand il constatera que le pasteur ne porte pas la robe noire mais un élégant manteau brodé semblant sorti tout droit du XVIIe siècle. Quand on lui dira encore, avec fierté, que ce fauteuil à côté de la chaire est celui où était assis Kossuth, le père de la nation, lors de la proclamation de l’éphémère indépendance en 1849. Et que le bâtiment massif juste derrière est le « Collège Réformé », l’une des plus vieilles institutions d’enseignement du pays et qui a vu passer sur ses bancs parmi les plus grands noms de la littérature nationale.

Des protestants au coeur de la politique

Il aura alors compris que le protestantisme fait ici plus que partie de l’histoire et, s’il se renseigne un peu, il apprendra que ce n’est pas que du passé puisque le Premier ministre, Viktor Orbán, et certains de ses plus importants ministres sont eux aussi protestants réformés. Le même Viktor Orbán, pointé du doigt, depuis son retour au pouvoir en 2010, pour avoir instauré un régime aux limites de la démocratie, du nationalisme et du populisme. Et qui a encore fait la une des médias européens depuis l’été 2015 pour avoir édifié un « mur » le long des frontières méridionales du pays destiné à contenir les arrivées de réfugiés provoquées par la guerre de Syrie.
Des protestants hongrois moins liés au régime actuel pourront préciser qu’Orbán, lorsqu’il était l’un des leaders de la jeunesse dissidente de la fin des années 1980 et même dans les premiers temps de la démocratie au début des années 1990, était violemment anticlérical et anarcolibéral. Que son virage nationaliste, conservateur et religieux date du milieu des années 1990, lorsque son parti s’est retrouvé seul dans l’opposition face aux ex-communistes revenus au pouvoir. Des ex-communistes théoriquement à gauche mais qui représentaient alors essentiellement les retraités inquiets pour leurs pensions et la classe de nouveaux entrepreneurs plus que capitalistes issus de la nomenklatura du régime précédent.

Des Églises associées au régime conservateur

Mais quelles qu’aient été les convictions d’Orbán (s’il en a), c’est lui qui a alors eu l’idée de s’associer étroitement aux Églises (et essentiellement à l’Église catholique et à l’Église réformée) pour créer un mouvement clairement conservateur et nationaliste.
Comment des Églises chrétiennes, et particulièrement une Église protestante, peuvent-elles ainsi se retrouver dans un camp qui, de l’extérieur, semble contraire à leurs valeurs ? Comme le dit Edina Pulaï (pasteur de Saintes-Sud Saintonge) : Il est difficile d’épuiser les charmes de la Hongrie et de comprendre toutes les clés de lecture de son passé et de son présent. Une chose est sûre : une approche purement cérébrale ne permet pas une véritable compréhension du pays et de sa politique. Il faut du coeur et de l’empathie pour comprendre les réactions et les perceptions hongroises dans leur environnement géographique et leur contexte historique, d’autant que les Hongrois eux-mêmes font souvent preuve d’une sorte d’hypersensibilité. Hypersensibilité est un mot bien choisi. On ne comprendra rien aux bizarreries de la scène politique et religieuse hongroise si l’on oublie le traité de Trianon.

Le traité de Trianon, une division marquante

Les Français connaissent le traité de Versailles qui imposa en 1919 une dure paix à l’Allemagne, germe de la Seconde Guerre mondiale. Ils ne connaissent pas le petit traité de Trianon imposé presqu’un an plus tard à la Hongrie, sortie exsangue d’un conflit mondial décidé par ses maîtres autrichiens : elle perd alors les deux tiers de son territoire historique (le bassin des Carpathes) et 60 % de sa population. Un traumatisme particulièrement vif pour les protestants hongrois qui se trouvent désormais divisés entre quatre pays : Hongrie bien sûr, mais aussi Tchécoslovaquie (aujourd’hui Slovaquie), Yougoslavie (aujourd’hui Serbie) et surtout Roumanie, dans la Transylvanie très mélangée ethniquement qui est l’un des berceaux du sentiment national hongrois.
Ceux qui ont quelques souvenirs de leurs cours d’histoire du XVIIe siècle au collège se souviennent peut-être des quelques minutes consacrées à la Guerre de Trente ans et, qui sait, de cet étrange prince de Transylvanie nommé Bethlen Gábor, allié de la France et des protestants allemands. Bethlen Gábor (ou plutôt Gabriel Bethlen, si on francise et met le prénom avant le nom comme partout en Europe sauf en Hongrie) était calviniste, hongrois, et sa principauté était alors le seul état européen à officiellement tolérer toutes les religions dont les cinq principales à l’époque sur place : le calvinisme, l’unitarisme et le catholicisme (pour les Hongrois), le luthéranisme (pour les Allemands) et l’orthodoxie (pour les Roumains). La Hongrie devenue le champ de bataille des Turcs et des Autrichiens, la Transylvanie fut pendant ce temps le refuge des élites hongroises et particulièrement des élites protestantes qui avaient tout à craindre des Habsbourg catholiques à l’ouest.

Un pasteur à la tête d’un parti de droite chrétienne

Trois siècles plus tard, dans la Transylvanie roumaine du dictateur Ceausescu, c’est un pasteur calviniste de langue hongroise, à Timișoara (Temesvár en hongrois), qui déclencha fin 1989 la révolution et la chute du régime hyper-nationaliste et communiste en refusant de se plier aux ordres du pouvoir. Aujourd’hui, László Tökés, ce même pasteur qui fut ensuite longtemps l’un des évêques de son Église, est l’un des principaux alliés d’Orbán sur place et le leader d’un petit parti qui s’affirme de droite chrétienne et prône l’autonomie des zones hongroises en Transylvanie. On a là tout le paradoxe du protestantisme hongrois : intrinsèquement lié à l’histoire de sa nation, intrinsèquement politique.