Le Président de la République, lors de sa visite à l’EMR1 installé à Mulhouse sur un des parkings de l’hôpital Émile Muller, a demandé à la nation de faire corps : « J’en appelle à cette unité, à cet engagement : être unis2 ». Sans entrer dans les polémiques stériles qui fleurissent, plus que les jonquilles en ce moment, sur les réseaux dits sociaux, il est peut-être bon de s’interroger sur ces expressions : faire corps, esprit de corps, se donner, se dévouer corps et âme.

Cette pandémie, à la fois inattendue et envisagée dans de nombreux rapports restés lettre morte depuis plus de vingt ans, nous rappelle que nous sommes d’abord des corps, nous existons biologiquement depuis la seconde même de notre conception. Être secret, inconnu durant une brève période, même de la future mère. Mais sans relations sociales, est-ce une existence ? Quand la femme s’aperçoit qu’elle est enceinte, se noue alors la première relation sociale, qui peut être partagée, ou non, avec le père, et ensuite avec l’entourage familial, amical, en une série de cercles concentriques allant s’élargissant.

Aujourd’hui, nous avons l’impression que les corps ne sont plus que des nombres, des statistiques, forcément fausses : corps infectés, corps hospitalisés, corps à réanimer, corps décédés. Oubliées les caresses de l’enfant qui l’aident à se construire affectivement et psychologiquement, oubliées, les poignées de main, manière de saluer corporellement l’interlocuteur, de reconnaître son existence, oublié peut-être même le langage corporel de l’amour. Même si au sein des familles confinées, on peut penser que des gestes se perpétuent, cela peut nous inviter à réfléchir à notre existence corporelle, fondamentale. Loin de l’idéologie du corps parfait, de la chirurgie esthétique, des apprêts miracles, il nous faut entrevoir les corps souffrants, ces personnes allongées sur le ventre, en pente douce, intubées, sans visage, et pas seulement à cause du floutage technique garantissant leur anonymat.

Se donner corps et âme, se dévouer corps et âme

Que nous le voulions ou non, nous sommes d’abord corps, un corps vibrant, joyeux, exultant, avachi, fatigué, souffrant, mourant… Mais les relations sociales, qui se réduisent souvent, en ce moment, à l’audition téléphonique ou à la vue numérique, nous manquent, non seulement dans le souci que nous avons de nos familles, de nos proches, de nos lointains, en un mot du monde, mais aussi dans le sentiment de notre solitude, de notre isolement, de notre irréductible individualité3.

Étreindre, prendre dans ses bras, même pour la dernière fois, embrasser, quelles richesses qui nourrissent l’âme, ce mot que nous n’osons plus trop prononcer dans nos paroisses, alors que d’autres en font des forums4.

Se donner corps et âme, se dévouer corps et âme, et si ces expressions un peu désuètes gardaient la trace d’une évidence, parfois oubliée, celle de « l’unité d’un homme »5, de son entièreté ? Les soignants, épuisés, angoissés, désarmés souvent devant le peu de moyens dont ils disposent parfois, où trouvent-il la force de poursuivre leur tâche si essentielle ? Sans doute dans la force du devoir, du don accompli.

Quand nous retrouverons la joie de vivre pleinement, avec les cinq sens, toutes nos relations, ce sera un grand moment de redécouverte, et pour certains un moment de découverte, que le premier lien social est le liant corporel.

Pour nous, lecteurs de la Bible, faire corps, trouver une unité à la fois personnelle et plurielle, collective, nous renvoie au célèbre passage de Paul dans la première épître aux Corinthiens6. Je vous laisse relire et méditer ce texte trop connu, trop mal connu, mais je ne peux m’empêcher de penser aux caissières de nos petites, grandes et moyennes surface, dont l’une déclarait « Nous ne sommes rien7. » Faire corps avec elles, pour qu’elles ne restent pas « rien », mais deviennent des être humains grâce aux autres corps. Et si l’esprit de corps était l’une des facettes de l’Esprit-Saint, du Souffle divin ?

Aujourd’hui, le corps de l’autre est perçu comme un vecteur de virus, un porteur de danger, peut-être de mort. La raison biologique est têtue, et vraie. Mais il était des époques où certains embrassaient les lépreux. Certes, il existe différentes sortes de lèpres, certaines non-contagieuses. Il n’est évidemment pas question de répandre le Covid-19, mais si nos appels téléphoniques, nos conversations numériques, nos dialogues électroniques devenaient aussi forts que le geste de François d’Assise ?

Faire corps, le nôtre, dans les actuelles limitations imposées, celui des autres, dans sa présente distance. Devenir un seul corps, par la parole partagée, par la parole tenue, pour retrouver ensuite le goût de l’incarnation, la nôtre, recommencée dans le confinement, puis, demain, avec celle des autres, partagée dans une Cène en une nourriture commune, liant réelle présence spirituelle et goût du pain quotidien, du vin de joie, levains d’unité retrouvée, et à reconstruire.

Cellules biologiques, cellules familiales, parfois cellules de fraternité, parfois cellules de d’enfermement, cellules, souches d’humanité, ecclésioles de liberté.

1 EMR : Élément Militaire de Réanimation
2 https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/25/a-mulhouse-aux-cotes-des-femmes-et-des-hommes-mobilises-en-premiere-ligne-pour-proteger-les-francais-du-covid-19
3 On pense à la pensée de Pascal : « J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » éd. Ph. Sellier 168.
4 cf. Le Forum des médecines de l’âme, 6/7/8 mars à Chambéry (73)
5 Expression tirée du titre des mémoires de Jacques Delors.
6 1 Cor 12, 12-31
7 https://www.lepoint.fr/societe/on-n-est-rien-on-n-a-qu-a-se-taire-le-calvaire-des-caissieres-26-03-2020-2368881_23.php