La philosophe Simone Weil a écrit : « Dieu n’a pu créer qu’en se cachant, autrement il n’y aurait que lui. » Ce mouvement de retrait évoque la pudeur d’un Dieu qui offre à l’humain la possibilité de déployer sa liberté. Il devient un principe de comportement pour laisser de l’espace au prochain pour lui permettre de vivre et de grandir.
Dans la mythologie grecque, Hésiode raconte que le couple qui est à l’origine du monde est composé de Gaia, la terre qui est l’élément féminin, et d’Ouranos, le ciel, l’élément masculin. Ouranos est couché sur Gaia, et de cette union plusieurs enfants sont conçus. Mais les enfants ne peuvent naître parce qu’Ouranos recouvre Gaia en totalité, il n’y a pas de place pour eux. C’est alors qu’un fils, Chronos, forge une serpe dans les entrailles de la terre et mutile Ouranos qui se retire en hurlant. La place est libérée, les enfants peuvent naître, le monde peut advenir.
Ce mythe nous rappelle cette idée que nous avons besoin d’espace pour vivre et développer notre liberté. D’espace géographique et d’espace symbolique.
Une idée un peu voisine du message d’Hésiode se trouve dans la kabbale juive. Elle porte le nom curieux de tsimtsoum qui veut dire retrait. Cette théorie dit qu’avant la création du monde Dieu, par sa nature, remplissait tout l’espace. S’il occupe toute la place, la création ne peut advenir. Il est donc nécessaire que Dieu libère de l’espace avant de créer, il le fait en se retirant de lui-même en lui-même.
Ce mouvement de rétractation de Dieu, antérieur à la création, est nécessaire à l’apparition d’un autre que lui-même. La philosophe Simone Weil a repris cette idée en disant : « Dieu n’a pu créer qu’en se cachant. Autrement il n’y aurait que lui. » Le poète Hölderlin l’a prolongée en écrivant : « Dieu a créé l’homme, comme la mer a fait les continents, en se retirant. »
Les deux mythes d’Hésiode et de la Kabbale ont en commun d’évoquer le retrait de Dieu, ils sont pourtant très différents. Dans la mythologie grecque, la création advient dans la violence alors que, dans la pensée de la Kabbale, Dieu prend la décision de se retirer pour permettre à la création, puis à l’humain, d’apparaître.
En théologie chrétienne, ce mouvement de retrait de Dieu s’apparente à la kénose, mot qui vient du verbe grec ékénosen qui veut dire se vider. Nous trouvons ce verbe dans l’hymne de l’épître aux Philippiens dans laquelle Paul dit du Christ : « lui qui était vraiment divin, il ne s’est pas prévalu d’un rang d’égalité avec Dieu, mais il s’est vidé de lui-même en se faisant vraiment serviteur. »
La kénose est le mouvement qui consiste à renoncer à ce à quoi on aurait droit pour permettre à l’autre d’exister et de grandir. Elle est cette idée que Dieu ne se présente pas comme une plénitude close qui nous écraserait de sa grandeur, mais comme une ouverture d’amour au sein de laquelle l’humain trouve sa vocation et sa liberté.
Dans l’épître aux Philippiens, la kénose du Christ devient un modèle de comportement pour le disciple : « Ne faites rien par ambition personnelle ni par vanité, dit l’apôtre, avec humilité, au contraire, estimez les autres supérieurs à vous-mêmes… Ayez entre vous les dispositions qui sont en Jésus-Christ. »
L’humilité dont il est question dans ce verset ne consiste par à s’abaisser, mais à élever le prochain.
Nous en trouvons une évocation dans le verset central de l’évangile de Jean dans lequel Jésus communique à ses disciples le grand commandement : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » Il a alors précisé : « Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime. » L’amour selon l’évangile n’est ni une émotion ni un élan de sympathie, mais le mouvement que j’entreprends pour permettre à l’autre de grandir dans toutes les dimensions de sa personne.
Pour terminer un apologue.
Dans ses propos de table, Luther raconte l’histoire de deux chèvres qui se rencontrent sur une passerelle étroite. Elles sont coincées car elles ne peuvent passer l’une à côté de l’autre sans tomber dans le précipice, et elles ne savent pas reculer. Il n’y a alors que deux solutions : soit elles se battent pour tenter de faire tomber l’autre, soit l’une des deux se couche et l’autre lui passe dessus. Des deux chèvres, la plus grande est celle qui s’abaisse.
Accepter de se coucher pour que l’autre puisse vivre peut être un signe d’avilissement, ce peut être aussi la marque du plus grand amour
Production : Fondation Bersier
Texte : Antoine Nouis
Présentation : Gérard Rouzier