Emmanuel Mounier, philosophe oublié du grand public, retrouve aujourd’hui une actualité brûlante avec la publication de l’anthologie Une pensée combattante pour des temps incertains (Desclée de Brouwer). Agrégé de philosophie à 23 ans, derrière Raymond Aron, Mounier refuse la voie académique pour s’engager dans les luttes de son siècle, marqué par les désordres sociaux de la crise de 1929. Pour lui, cette crise est moins économique que civilisationnelle. Il y voit les conséquences d’un excès d’individualisme, né selon lui d’un malentendu fondamental de la Renaissance.
Inspiré par Charles Péguy, Mounier fonde en 1932 la revue Esprit, véritable creuset de la pensée personnaliste. Dans un monde secoué par le fascisme et le stalinisme, il trace une ligne de crête entre la personne et la communauté. « Sans la communauté, c’est l’individualisme qu’on connaît. La communauté sans la personne, c’est le Goulag », résume-t-il. Pour Mounier, seule la primauté du spirituel peut orienter l’économique et le politique. C’est cette philosophie qui inspire tout son engagement intellectuel et existentiel.
Fondateur du personnalisme, Mounier oppose sa vision à l’existentialisme dominant. Pour lui, la personne est action, courage intellectuel, vie intérieure. Elle est également enracinée dans des valeurs qui la relient à une transcendance, qu’on soit croyant ou non. Cette transcendance, insiste-t-il, confère à chaque être humain une dignité irréductible. La personne n’est jamais un objet. Elle est le foyer d’une résistance éthique contre les compromissions, les mensonges politiques et les dérives autoritaires.
Résistant, accusé à tort de diriger le réseau Combat, Mounier paie son engagement de prison et de grèves de la faim. Sa ligne de conduite reste pourtant inchangée : refuser les dictatures, défendre la République espagnole, dénoncer la compromission de Vichy, anticiper les dérives du colonialisme. Son engagement pour la réconciliation franco-allemande après 1945 témoigne d’une vision européenne rare pour son époque.
Avec des intellectuels comme Jacques Maritain ou Paul Ricœur, il anime un cercle chrétien exigeant. Esprit, toujours en activité près de 90 ans après sa fondation, reflète cet idéal de liberté et d’humanisme rigoureux. Mounier, face à la « tyrannie de l’argent », au « savoir stérile » ou à la « médiocrité bourgeoise », veut restaurer une philosophie de la personne capable de résister au nihilisme ambiant.
Son message résonne avec force dans les débats actuels : immigration, vérité politique, spiritualité laïque. « Ce ne sont pas les masses qui font la révolution, disait-il, c’est la lumière. » Sa philosophie, à la fois exigeante et ancrée, appelle à un « optimisme tragique » : croire encore en l’homme, malgré tout. Un message d’espérance pour notre temps incertain.
Production : Fondation Bersier – Regards protestants
Remerciements : Yves Le Gall
Entretien mené par : David Gonzalez
Technique : Horizontal Pictures