Avec tes bientôt deux ans et demi, tu n’es pas encore en mesure de lire cette lettre. Pourquoi, dès lors, te l’écrire ? Tu la liras plus tard, peut-être, et elle me permettra alors de mieux te répondre, le jour où, devenu adolescent ou même adulte, tu me demanderas : «Grand-père, pourquoi, dans les années de mon enfance, avez-vous laissé mourir autant d’êtres humains dans la Méditerranée ? Autant d’enfants qui, souvent, avaient mon âge et qui, avec leurs parents, tentaient de fuir les horreurs de la guerre, de la dictature, des exactions, et qui ont fini noyés au fond de la mer ? »
Je le sais déjà, je serai très emprunté, muet probablement. Et je pourrai alors te montrer cette lettre, pour me donner un peu de temps pour réfléchir à une réponse honnête, franche. « Tu sais, c’était ahurissant, paralysant, ces chiffres astronomiques. 800 par semaine, parfois, ou 350 en un week-end, 2500 en quelques mois ! Il fallait résister intérieurement pour ne pas se laisser abattre. Et que faire contre l’indifférence des gouvernements européens qui se contentaient de renforcer leur forteresse-Europe, qui, partout, érigeaient des murs et des barbelés, qui ne parvenaient jamais à s’entendre sur une politique d’accueil digne de ce nom ? […]