Je ne voudrais pas que ce billet laisse penser que j’en veux à l’éducation nationale ou à tout le corps enseignant. Ce n’est pas le cas. Mon père a lui-même fait toute sa carrière dans l’éducation nationale, il a aimé son métier, aimé les enfants et reçu les parents avec toute la bienveillance possible. Il a fait partie de ces « hussards » de la république, dévoué corps et âme à leurs élèves et ces enseignants là sont nombreux en France… Qu’ils ne se sentent pas montrés du doigt, ce billet ne concerne que quelques enseignants ; ceux qui pensent détenir une vérité, ceux qui condamnent sans chercher à comprendre, ceux qui jugent sans bienveillance. Les anecdotes qui vont suivre se sont réellement déroulées dans les locaux de notre fraternité. Je n’ai changé que quelques prénoms pour préserver l’anonymat des protagonistes.

Souleymane, février 2021

Je reçois la visite d’une maman que je ne connais pas. Une de ses copines lui a donné notre adresse en lui disant que chez nous, elle trouverait sans doute de l’aide.

A peine assise sur une chaise dans mon bureau, elle se met à sangloter violemment. Des sanglots profonds, qui viennent du tréfonds de son être et me bouleversent. Elle finit par se calmer et m’explique qu’elle sort d’un rendez-vous avec le maître de son enfant pour la remise du livret scolaire. Elle me tend le bulletin scolaire et recommence à pleurer. Le maître a eu des mots très durs et lui a fait comprendre que le comportement de son enfant – violent – allait poser d’énormes problèmes en sixième et que s’il continuait sur cette pente, elle serait convoquée par le collège toutes les semaines. Pendant de nombreuses minutes, il continue d’accabler cette maman (devant l’enfant présent à ce rendez-vous) en détaillant par le menu les affres qu’elle allait devoir subir. La maman, pour justifier un peu le comportement de son enfant se sent alors obligée de déballer sa vie privée et explique au maître que Souleymane a été abandonné par son papa avant sa naissance, qu’elle a elle-même subi l’humiliation et la violence de cet homme et qu’elle est désolée si son enfant ne va pas bien car elle se sent, évidemment, fautive. L’entretien avec le maître se clôt sur cette note. Elle m’explique alors que la seule solution à laquelle elle pense c’est d’envoyer l’enfant en Afrique dans sa famille pour qu’il change d’environnement et de comportement.

De mon côté, j’essaie de la consoler et Covid ou pas, je lui prends la main. Je lui dis, avec force, qu’ici, aucun cas n’est désespéré et que nous allons trouver des solutions pour elle et son enfant. Elle repart, un peu rassérénée. Et moi je suis en colère et tellement démunie…

Omar, octobre 2020

Nous recevons la visite de la maman de Omar ; ce petit garçon vient de rentrer en CP ; comme beaucoup d’enfants de Trappes, il a subi le confinement dans des conditions compliquées (petit appartement, beaucoup d’enfants à la maison…) et n’a donc pas profité au mieux de son année de grande section en maternelle. Il est un peu en difficulté et a du mal à entrer dans la lecture. La maman est bouleversée car elle vient de voir la maitresse de son fils qui lui a expliqué qu’Omar ne comprenait rien, n’avait aucun vocabulaire, qu’il ne voulait pas travailler et qu’il était, je cite « à l’ouest »… Nous proposons à la maman de prendre en charge Omar tous les soirs durant une vingtaine de minutes pour essayer de l’aider.

Quatre mois plus tard, Omar lit de façon parfaitement fluide. Il est capable de lire seul des petits livrets destinés en principe aux enfants qui sont en fin de CP ; il adore venir travailler avec Esther qui lui a préparé un gros cahier avec des jeux et exercices inspirés des méthodes Montessori mais, surtout… Surtout il a repris confiance en lui grâce à la bienveillance et aux encouragements de toutes les personnes qui l’entourent à la Frat. Il sait maintenant qu’il peut y arriver et qu’il a le droit, lui aussi, de réussir.

Février 2021, Aminata

Aminata fréquente le soutien scolaire à la Miss Pop de Trappes depuis maintenant deux ou trois ans. C’est une petite fille très gaie, bavarde et vive. Elle est très intelligente mais a, je ne sais pas pourquoi, d’énormes difficultés de concentration. Sa maman vient nous voir après un rendez-vous avec la maitresse et la directrice de l’école. Rendez-vous qui s’est mal passé car la maman de Aminata a refusé l’orientation proposée par le corps enseignant de l’école, à savoir une sixième SEGPA ; la maman me tend le document de compte-rendu de ce rendez-vous sur lequel il est spécifié, je cite « la maman semble avoir de grandes ambitions pour sa fille, ce qui est totalement déconnecté de la réalité scolaire d’Aminata. il serait sans doute plus sage d’avoir des ambitions réalistes ». Il faut entendre, et c’est ce que la maman a entendu, qu’il n’est pas question pour cette jeune fille d’envisager de faire des études et qu’une classe de CM2 pas très bien réussie augure de tout le reste de sa vie et la condamne à exercer un métier qu’elle n’aura pas choisi.

Depuis ce rendez-vous, la maitresse a pris Aminata en grippe, elle ne fait pour elle que le minimum requis et lui fait bien comprendre que la décision de sa mère lui pose un vrai problème. Aminata a perdu une partie de sa gaieté et malgré nos efforts et notre bienveillance, on la sent découragée, démotivée…

« Oracles de Delphes »

On se gargarise, en hauts lieux, avec des mots tels que « égalité des chances », « réussite scolaire dans les quartiers politiques de la ville », « cordée de la réussite »… On débloque des fonds pour les QRR (celui-là, je viens d’en découvrir l’existence, il s’agit des quartiers de reconquête républicaine) mais on oublie que les premiers interlocuteurs, et souvent les seuls, des enfants et des parents, ce sont les enseignants ; qu’il faudrait, dans des villes comme la nôtre mais ailleurs également, des enseignants bien formés, expérimentés, bienveillants et qui ne se posent ni en juges ni en « oracle de Delphes » pour prédire aux familles un avenir calamiteux.

Que savons-nous de ces vies, des histoires de ces personnes, de leurs chagrins, de leur détresse ? Que savons-nous de leurs enfants, de leurs espoirs, de leurs envies ?

La seule chose qui aujourd’hui me console c’est de savoir que nous sommes, à la Fraternité, le lieu où échouent ces personnes désespérées… Que nous sommes, bien modestement, un phare qui brille un peu pour leur redonner confiance ; un lieu où la fraternité s’exerce, un lieu pour pleurer et déposer son fardeau… Nous sommes à notre juste place, même si c’est dur certains jours…