Jacques Ellul, en son temps, avait clairement montré le caractère foncièrement ambivalent de la technique : elle n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même, mais elle n’est pas non plus neutre, elle est ambivalente. Cela signifie que toute nouvelle technique produit à la fois, et de manière absolument indissociable, des apports positifs en matière de rapidité et de confort, et des aspects destructeurs pour la qualité de la vie, la santé ou la liberté des êtres humains. On peut penser aux progrès médicaux, faramineux ces dernières décennies, qui contribuent à augmenter sans cesse l’espérance de vie. En même temps, cette longévité provoque un accroissement considérable du nombre de personnes de grand âge malades ou dépendantes.

Nous sommes encore au bénéfice d’un immense élan, à la fois spirituel et social, du protestantisme des deux derniers siècles. Il faut comprendre les motifs de cet ancrage pour saisir le sens de l’empreinte protestante au sein des institutions de la FEP. Avec la séparation des Églises et de l’État, cet élan, qui avait généré des œuvres et mouvements associatifs divers, est devenu encore plus militant, et, dans le même temps, ces diverses sphères d’activité, en se spécialisant, se sont autonomisées et professionnalisées. Nous avons ici une première tension, entre militance et professionnalisme.

Mais une autre tension déchire la solidarité : d’un côté, elle tombe plutôt sous le sens de la bonté et de la compassion, et de l’autre, plutôt sous celui de la justice sociale. Amour inconditionnel ou justice du partage entre tous ?

L’éthique oscille sur cette question, et je prendrai l’éthique de Paul Ricœur, lui-même longtemps président du mouvement du Christianisme social, comme représentative de ce qui fait le cœur battant de cet élan, à l’intersection du spirituel et du social.

Rappelons d’abord que l’éthique de Ricœur, qui pour lui a la primauté sur la morale, laquelle cherche à limiter le mal, est avant tout une « visée du bon » : plus exactement « une visée à la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ». Il y a dans cet énoncé célèbre un ordre grammatical des pronoms je, tu, il – compris ici comme le tiers institué. Mais on peut lire aussi : je, tu, nous – ce serait ici le nous instituant. En tout cas, l’entrée dans l’éthique est d’emblée pluralisée sous des points de vue irréductibles, et se trouve tiraillée entre le désir de chacun de chercher librement son bonheur, l’appel d’autrui à la sollicitude et à la mutualité, et le sens de l’équité institutionnelle qui nous amène tantôt à traiter le prochain comme nous-même, et tantôt nous-même comme n’importe quel autre.

C’est l’ensemble de ces oscillations (je-tu, tu-il, je-il, il-nous), qui fait le juste soin – au sens fort du « souci des autres » que ce mot a pris – pour une éthique du care qui ne se sépare pas d’une politique du soin. Dans un fameux texte de 1954, intitulé « Le socius et le prochain » (Histoire et Vérité, 1964), Ricœur refuse d’opposer une éthique des relations courtes du proche (le « tu » de la proximité personnelle), qui seraient les seules chaleureuses face à l’anonymat abstrait des liens dans le monde moderne, et, d’autre part, une éthique des relations longues (le « il » des structures institutionnelles et professionnelles), qui seraient seules efficaces face à la nostalgie des liens de charité. Il cherche à introduire le souci des institutions dans un milieu protestant assez individualiste et parfois tenté par le repli catastrophiste sur des communautés en marge du monde.

Commentant l’inversion par Jésus de la question dans la parabole du bon Samaritain, Ricœur retourne cette opposition par l’idée que le prochain n’est pas une catégorie mais une praxis : c’est se rendre proche. Et nous pouvons être « prochains » tantôt sous l’une, tantôt sous l’autre de ces modalités courtes ou longues de nos relations. Ricœur écrit : « La charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est cachée aussi dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le sens caché du social. Il me semble que le Jugement eschatologique veut dire que nous « serons jugés » sur ce que nous aurons fait à des personnes, même sans le savoir ».

La mutation a été immense, car on est sorti de la relation de charité-clientèle qui faisait la force des sociétés archaïques, des féodalités et des mafias. C’est dans cette idée de l’incognito du visage du Christ que s’originent nos institutions sociales de solidarité et de mutualité ; la Sécurité sociale, les mutuelles et services publics, etc., ont été inventés dans ce sillage. C’est quelque chose que notre société a oublié. Nos sociétés semblent froides pour des gens qui viennent de pays où il y a des liens familiaux et claniques très solides, mais où, en revanche, il y a peu d’institutions de la solidarité anonyme, peu d’incognito de la solidarité. On a ici le cœur battant, le noyau éthique de nos sociétés sécularisées. Et cette étoile qui oriente nos engagements nous lance sans cesse des promesses inachevées, enfouies parfois mais toujours vives.

Car cette tension demande d’aller toujours plus loin vers la singularité irremplaçable des personnes et toujours plus loin vers l’universalité d’un souci orienté vers tous : « Le thème du prochain opère la critique permanente du lien social : à la mesure de l’amour du prochain, le lien social n’est jamais assez intime, jamais assez vaste. » C’est ainsi que l’amour du prochain déforme la justice vers toujours plus de singularisation et toujours plus d’universalisation. Dans un texte bien plus tardif, Amour et Justice (1990), Ricœur poursuit la même idée : « Je dirai même que l’incorporation tenace, pas à pas, d’un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes – Code pénal et code de justice sociale – constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable. »

Mais peut-être que pour percevoir ces palpitations éthiques que nous venons d’évoquer, il est besoin d’associations qui forment des milieux intermédiaires entre la solitude des personnes et les masses anonymes.

La tradition protestante a été, parmi d’autres, une pépinière de ces communautés éthiques où s’expérimentent ces diverses tensions qui font le lien social.

Ricœur écrivait : « Mon appartenance à la confession protestante est un hasard transformé en destin par un choix continu […] une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tout cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes » (La Critique et la Conviction, 1995). Il voulait dire, aussi bien en matière de soin que d’hospitalité, et dans tous les sens de ces termes, que « pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi » (Histoire et Vérité, 1964). Savoir qui nous sommes pour aller à la rencontre des autres.