D’ailleurs, Jean Calvin, sur les portraits que nous avons de lui, ne prête guère le flanc au rire. Pourtant, la Bible, les Réformateurs et les pasteurs ou autres représentants de la religion se servent aujourd’hui encore du rire comme d’un outil pour transmettre l’Evangile.

Lorsque des étrangers apprennent une langue nouvelle, deux éléments sont très rapidement appris et assimilés : les insultes et… les blagues. Comme si rien ne pouvait arrêter la haine et le mépris de l’autre, d’une part, et le rire, d’autre part. Les deux sont d’ailleurs souvent et régulièrement associés. Il est de bon ton, dans toutes les langues, de rire des autres. A leurs dépens. L’étranger le sait. Il en a souvent été la victime. Du coup, pour s’agréger à un groupe, pour intégrer une communauté, il sait mieux que d’autres, combien il est utile et nécessaire de savoir rire d’autrui. De ce côté-là, du côté du bouc émissaire, la transmission fonctionne plutôt bien.

La distance

Tous ceux qui ont traversé des épreuves, tous ceux qui ont eu à subir la critique ou la moquerie, voire pire, savent que la prise de distance est nécessaire. Le rire est utile pour cela. Face au rire insultant… il y a le rire de l’insulté, souvent son ultime arme dérisoire, luxe de l’opprimé. Force d’espérance ! Ce n’est peut-être pas pour rien que « l’humour Juif »  est connu du monde entier. Ainsi, dans le Judaïsme, on raconte qu’avant de commencer l’étude des textes sacrés, il est de bon ton d’introduire cette dernière par une blague du genre : « Seigneur, tu nous as choisis entre tous les peuples, mais pourquoi fallait-il que ça tombe sur nous ? » Le philosophe Spinoza, qui a défendu la valeur du rire dans le Livre IV de son Ethique, le définit comme une arme fondamentale de la liberté. Le rire libère de la peur ! Il est une sorte de soupape nécessaire à l’équilibre intérieur de l’individu… Un espace commun de connivence avec ses semblables. Dans la Bible, Dieu ne rit jamais aux dépens de l’homme. Les auteurs du texte biblique montrent un Dieu qui se sert de l’humour pour permettre à l’homme de prendre certaines distances vis-à-vis de pensées communes. Ainsi en est-il du récit de l’annonce de la naissance d’Isaac, alors qu’Abraham est âgé de 99 ans et Sarah de 89. Il y a de quoi s’étrangler de rire ! Mais le texte poursuit ce qui pourrait apparaitre comme de l’humour grinçant en présentant Yahvé comme celui qui exige la mort de ce fils, pour le moins inespéré. En arrêtant le bras d’Abraham au dernier moment, le récit biblique se fait avant tout enseignement. Il fait passer à Abraham et au lecteur un message important et même deux. D’abord, il lui montre combien il est essentiel que le fils soit libéré de la main de son père ; une liberté qui se joue également sur le plan spirituel, entre Dieu et le croyant. Mais l’auteur biblique veut également révéler à Abraham qui il est : lui, Yahvé, n’est pas comme ces dieux sanguinaires adorés par les païens, lui ne réclame pas de sacrifices humains.

Le refus de la violence

En renonçant à sacrifier son fils, Abraham apprend de la main de Dieu lui-même qu’il faut renoncer à faire couler le sang. En somme, de la blague de Dieu, l’homme ressort grandi : le rire est toujours préférable à la violence ! Le rire est non seulement une arme de défense, celle de ceux qui ont renoncé à l’usage de la force, mais il est surtout la courroie de transmission de messages, de leçons de vie. Un « bon mot » vaut mieux que 1000 discours ! Alors que ceux-ci sont difficiles à assimiler, le « trait d’esprit » lui, se retient facilement. Alors qu’il faut discerner dans le discours les articulations de l’argumentation, les anges saillants de celle-ci, ses nuances, la « chute » d l’histoire est seule à retenir. Elle contient à la fois l’effet comique et le message de vie. C’est sans doute pourquoi les prédicateurs de tout temps en ont fait usage. Ils sont très vite compris l’utilité de faire rire leur auditoire. Et Jean Calvin a poussé cela très en avant. Son Traité des reliques est une longue prédication sur l’inutilité de celles-ci. Son argumentation est truffée d’histoires plus drôles les unes que les autres. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le but du réformateur n’est pas de rire aux dépens des catholiques. Il veut transmettre l’Évangile, rétablir la vérité, la pureté de l’Évangile. Pour ce faire il disqualifie, par l’humour et le rire l’idée même de relique. Un exemple : « quant à la Vierge marie, pour ce qu’ils tiennent que son corps n’est plus en terre, le moyen leur est ôté de se vanter d’en avoir les os ; (…) Au reste, ils se sont vengés sur ses cheveux et sur son lait, pour avoir quelque chose de son corps. (…) Tant y a que si la sainte Vierge eût été une vache et qu’elle eût été nourrice toute sa vie, à grand-peine en eût-elle pu rendre telle quantité. D’autre part, je demanderais volontiers comment ce lait qu’on montre aujourd’hui partout, s’est recueilli pour le réserver en notre temps. Car nous ne lisons pas que jamais aucun ait eu cette curiosité. Il est bien dit (…) que les sages lui ont offert leurs présents (Mt. 2,1-13) ; mais il n’est point dit qu’ils aient rapporté du lait pour récompense. » (p. 50). Le procédé est aujourd’hui à l’œuvre dans tous les domaines de la vie communautaire : la prédication dominicale (même si son emploi dépend de la dextérité du prédicateur), bien entendu, mais aussi la catéchèse, voire même l’étude biblique.

Un atout pédagogique

Le Nouveau Testament montre un Jésus qui recourt au rire, à l’humour pour transmettre son message. Certes, dans les trois premiers évangiles, les traits humoristiques ne sont guère nombreux. La plupart du temps, ils sont relayés, transmis par les paraboles. Il s’agit d’un comique de situation, dallant souvent jusqu’à l’absurde. Ainsi en est-il de ce semeur à ce point stupide qu’il sème ses graines dans des endroits pierreux (marc 4) ; de ce curieux berger qui abandonne ses 99 brebis pour aller à la recherche de la seule qui s’est égarée (Luc 15) ; de ce Père qui, à l’image de ce que Dieu fait pour nous, accueillie sans condition son fils qui a dilapidé tout son héritage et vécu une vie de débauche ; ou encore, de cet entrepreneur aux frontières du réel qui paie les salariés de la onzième heure autant que ceux de la première (Matthieu 20,1-16). Des traits insolites et drôles qui se gravent dans la mémoire des auditeurs. L’inouï, l’inédit, jamais bien loin de l’ineptie, est un outil pédagogique, catéchétique pour jésus. En se démarquant, il marque les esprits et les cœurs.

Créer du jeu

Jésus crée du jeu, engendre un espace entre la réalité de son auditoire et les paraboles qu’il raconte. Cet espace permet à chacun de s’y mouvoir, de s’y projeter en s’identifiant à tel ou tel personnage. Cet espace crée ainsi une distance entre l’homme et lui-même. C’est cet espace indispensable qui crée la possibilité de la rencontre avec cet Autre qu’est Dieu… acteur du changement en nous.