Introduction
L’horloge passe avant tout : régler l’horloge !
A la dignité de ce rôle,
Jamais l’horloger ne déroge ;
Hâte-toi, écolier qui te rends à l’école,
Et que les fidèles se pressent
Pour arriver, avant l’Evangile, à la messe.
Extrait des Horlogers de Franc-Nohain
Le Temps est sans doute l’un des plus grands mystères auxquels l’homme est confronté. Depuis toute éternité il cherche à le comprendre et, de plus en plus, à le maîtriser. Nos progrès techniques nous permettent aujourd’hui de faire quasiment fi du temps, bien que, dans nos sociétés occidentales, nous restions toujours extrêmement attentifs à notre horloge, à nos minuteries et chronomètres. Si l’on ne porte pas la marque du Temps sur notre poignet, comme une marque de réussite sociale et professionnelle, celle-ci est la première à nous accueillir chaque fois que l’on regarde notre téléphone portable, c’est-à-dire un nombre formidable de fois par jours. Nous nous targuons d’optimiser sans cesse davantage notre temps et pourtant nous courons de plus en vite après lui… Car, comme nous le rappelle Concepcion, la femme de l’horloger Torquedama dans L’Heure espagnole de Maurice Ravel, dont nous avons écouté l’Introduction : « Mais l’heure fuit, prends garde : le temps nous est mesuré sans pitié ! »
Le temps, notre monstrueux et fatal ennemi
Cette menace à la jeunesse et à la beauté
Souvent, nous percevons le Temps comme un monstrueux et fatal ennemi : celui dont la morsure gâche notre jeunesse et nous rapproche inexorablement de la mort. Dans Le Triomphe du temp et de l’illusion de Georg Friedrich Haendel, la Beauté ose défier le Temps : « J’ai confié à une armée de plaisirs la garde de mes pensées, l’autre va combattre avec moi. L’on verra si les cruelles morsures du Temps sauront ravir ma beauté. » dit-elle. Le Temps répond à ces menaces avec d’abord dédain, « Une frêle beauté me ferait la guerre ? », puis lui évoque non seulement une jeunesse perdue mais une vision d’horreur : le Temps enferme les beautés dans les profondeurs, les transforme en spectre de douleur, ne laissant que des ossements d’horreur ; Il surprend et est source d’incertitude, d’incompréhension et d’angoisses. Cet air du Temps « Urne voi » (Vous, tombeaux) est sombre avec ses phrases mélodiques descendantes qui confirment l’issue funeste.
Urne voi, che racchiudete Tante belle Apritevi, Mostratemi Se di quelle qualche luce in voi restò ! Ma chiudetevi : Sono larve di dolore, Sono scheletri d’orrore Ch’il moi dente abbandonò. | Tombeaux, vous qui refermez Tant de beautés, Ouvrez-vous, Montrez- moi Si vous avez retenu un quelconque éclat de ces belles ! Mais non, fermez-vous : Ce sont des larves de douleur, Des ossements d’horreur, Laissés là par mes crocs. |
Une menace que l’on veut fuir
Alors, l’homme tente de fuir, d’échapper au Temps et à sa morsure. Il court après le temps, comme pour le saisir et l’immobiliser en le remplissant de toutes les activités possibles. Le temps nous semblerait-il plus léger si nous pouvions l’alourdir de toutes nos tâches ? Malheureusement, cette course effrénée, non seulement nous fatigue voire nous épuise, elle n’est d’aucune utilité contre la puissance du Temps qui nous presse et nous fragilise. Car si le Temps nous semble trop souvent hasardeux, boiteux, il a des ailes ! C’est ce qu’il proclame en personne, non sans malin plaisir, à la Fragilité humaine, dans le Prologue du Retour d’Ulysse dans sa patrie de Claudio Monteverdi.
Salvo è niente dal moi dente. Ei rode, ei gode, ei gode, ei rode. Non fuggite, non fuggite o mortali, O mortali, Non fuggite, non fuggite O mortali. Ché, se ben zoppo, se ben zoppo Ho l’ali, ho l’ali. | Rien n’échappe à ma morsure, Qui ronge, qui jouit, qui jouit, qui ronge. Ne fuyez pas, ne fuyez pas, ô mortels, Ô mortels, Ne fuyez pas, ne fuyez pas, Ô mortels. Car, si je suis boiteux, boiteux, J’ai des ailes, j’ai des ailes. |
Le Temps, un concept qui nous échappe parce qu’il ne nous appartient pas
Si le Temps nous est tant farouche, c’est peut-être parce que, tout simplement, nous cherchons à l’acquérir alors qu’il ne nous appartient pas. Il nous échappe parce que sa complexité et sa richesse nous dépassent, dépassent nos propres petites et limitées conceptions du monde. Sans doute oublions-nous que, si nous mesurons le temps, c’est qu’il a – en tous cas dans notre idée que nous nous faisons – un commencement. Une bonne méthode d’analyse nous inviterait à nous pencher sur la question… C’est justement sans détour que l’Evangile de Jean débute par… le commencement : « Au commencement de toutes choses, la Parole existait déjà : celui qui est la Parole était le point de départ de toute chose » (Jean 1.1). En utilisant le mot grec logos, Jean choisi expressément un mot qui, pour les juifs et les non-juifs, désigne le point de départ de toute chose. Que ce soit pour le Créateur ou nous-mêmes, la parole nous offre la possibilité de créer, d’exprimer ce que l’on est et de faire connaître nos besoins, de communiquer avec les autres et ainsi de participer à la cité et d’y évoluer, de penser et ainsi d’avancer dans notre compréhension de Dieu et de notre monde. La parole, que l’on donne ou que l’on reçoit, est une graine dans nos esprits : nous la plantons, parfois pour faire grandir, parfois pour faire du mal – souvent sans nous en rendre compte. Si la parole est puissante – bien plus et bien plus souvent que l’on y pense – comme un solide tronc d’un chêne, ou bien belle et piquante comme une rose, elle a besoin de temps pour grandir et s’épanouir. Quand on regarde la nature, le Temps lui est un ami fidèle et patient ; il permet d’apprendre, de grandir avec équilibre et harmonie, et il guérit lorsque cela est nécessaire. Cette confiance, c’est ce à quoi appelle ce cantique de Diane Ball, En Son temps : « En son temps… Ce que Dieu fait est parfait, en son temps. Seigneur Jésus, je te prie, montre-moi que dans ma vie tu fais tout ce que tu dis, en son temps. »
Le compositeur Olivier Messiaen a également beaucoup réfléchi et travaillé sur le Temps, notamment en regard de sa fervente foi chrétienne. La notion de temps est indéniablement et très présente dans la pratique musicale. Celle-ci s’est, depuis toujours, servi du temps et de sa mesure pour rentrer en résonnance avec le monde qui nous entoure, avec les harmonies des sphères, pour reprendre les termes des physiciens et penseurs grecs.
En 1940, Olivier Messiaen, engagé dans l’armée française comme simple soldat et musicien, est fait prisonnier et est déporté au camp de base de Görlitz, en Silésie. Il y fait la rencontre d’autres musiciens, également d’excellent niveau, pour lesquels il compose un quatuor en huit mouvements. C’est le 15 janvier 1941, par un froid sibérien et sur des instruments de fortune, que l’œuvre est créée devant les 500 autres prisonniers de guerre du camp. Ce Quatuor pour la fin du Temps se veut « Essentiellement immatériel, spirituel, catholique. Des modes […] y rapprochent l’auditeur de l’éternité dans l’espace ou infini. Des rythmes spéciaux […] y contribuent puissamment à éloigner le temporel. » Dans de telles conditions, c’est une véritable leçon de vie que nous donne Messiaen ! Il remet volontairement en question un temps clairement mesuré, en désirant éloigner toute sensation de temps. Le compositeur veut ainsi suspendre le déroulement du temps, nier le temps tel que nous le connaissons pour créer un temps propre à l’œuvre, immobile. « Le temps est [pour nous] une perpétuelle conversion de l’avenir en passé. Dans l’éternité, ces choses n’existeront plus. »
Pour cette quête hautement spirituelle, il puise son inspiration dans l’Apocalypse 10.5-7 : « Et l’ange, que je voyais debout sur la mer et sur la terre, leva sa main droite vers le ciel, et jura par celui qui vit aux siècles des siècles, qui a créé le ciel et les choses qui y sont, la terre et les choses qui y sont, et la mer et les choses qui y sont, qu’il n’y aura plus de temps, mais qu’aux jours de la voix du septième ange, quand il sonnerait de la trompette, le mystère de Dieu s’accomplirait, comme il l’a annoncé à ses serviteurs, les prophètes. » Avant le Jugement dernier, Dieu offre à l’humanité encore un peu de temps. Entre les sixième et septième trompettes, Il suspend le temps comme Il l’a déjà fait entre les sixième et septième sceaux, comme il l’est écrit dans Apocalypse 6.11 « On donna à chacun d’eux [les martyrs] une robe blanche, et on leur demanda de patienter encore un peu de temps, jusqu’à ce que soit complété le nombre de leurs frères et compagnons de service qui devaient être mis à mort comme eux-mêmes. » Dieu est donc maître suprême du Temps, qu’il offre avec bonté aux hommes qui le cherchent et le servent.
Le 5ème mouvement est noté « infiniment lent, extatique ». Le violoncelle, discrètement soutenu par le piano, fait entendre un chant « majestueux, recueilli, très expressif ». « Cette grande phrase magnifie avec amour et révérence l’éternité de ce verbe puissant et doux dont les années ne s’épuiseront point. Majestueusement, la mélodie s’étale en une sorte de lointain et tendre souverain. » Il s’agit de rendre donc compte ici de l’immense puissance et infinie tendresse de Jésus, ainsi que de son éternité, sa toute-puissance sur le Temps. Pour l’anecdote, preuve que cette œuvre, et particulièrement ce mouvement, renverse profondément notre conception du temps et du travail qu’il impose habituellement aux instrumentistes, il est intéressant de savoir que, au contraire de toutes les autres musiques, il est conseillé, dans l’étude de cette pièce, de partir d’un tempo fluide et de le ralentir progressivement au fil du travail et des répétitions.
Le temps, un réconfort et une promesse
Lors de la Création, Dieu a créé le Temps – encore une fois, tel que nous le définissons – lorsqu’Il a créé les astres du ciel. Le Temps n’est alors pas du tout teinté de nos craintes et de nos turpitudes : bien au contraire, le Soleil, d’une éclatante splendeur, se lève et les cieux racontent avec effusion la gloire de Dieu. Tous les jours au matin, nous avons la promesse d’un lever majestueux et d’un retour éclatant de la lumière. Tous les jours nous avons cette assurance de la chaleur vitale de l’astre géant qui rythme nos vies, même lorsqu’il se cache derrière les nuages. La Création de Joseph Haydn chante avec force ce que chantait déjà David dans le Psaume 19.2-3 : « Le ciel proclame la gloire de Dieu, la voûte étoilée révèle ce qu’il a fait. Chaque jour en parle au jour suivant, et chaque nuit l’annonce à celle qui la suit. » On y loue donc le Dieu créateur, grand horloger qui règle le mouvement des astres.
Le Psaume 130.5-6 nous dit encore : « J’espère en l’Eternel de toute mon âme et je m’attends à sa promesse. Je compte sur le Seigneur plus que les gardes n’attendent le matin, oui, plus que les gardes n’attendent le matin. » Le psalmiste prie, espère et attend le secours de Dieu en qui il a une ardente confiance. Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, homme politique français connu pour son flegme qui sauva maintes fois l’humiliation à la France, nous en a donné l’exemple, partageant même, de son esprit aiguisé : « Il ne faut jamais se presser. Moi, je ne me suis jamais pressé, je suis toujours arrivé. » Prenons et apprenons à prendre notre temps, pour rester devant Dieu et l’écouter parler, comme nous y invite Marc Wetzel dans son cantique Prends le temps.
Tous les jours, acceptons le temps qui nous est imposé pour s’en rendre non pas maître mais complice. Collaborons avec lui, sans jamais de précipitation ni de lenteur. Rappelons-nous ces enrichissants vers de Nicolas Boileau-Despréaux : « Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage / Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. / Polissez-le sans cesse et le repolissez. / Ajoutez quelquefois et souvent effacez. » Si le temps demande travail et humilité, sachons également prendre plaisir à admirer la beauté du Temps, de la vie qui nous est offerte. Cédons à l’invitation de la Beauté et du Plaisirs et célébrons avec eux la vie, car l’hiver est encore loin !
Il voler nel fior degl’anni Fra gl’affanni Passar l’ore è vanita. I pensieri Più severi Son del verno dell’età. | Qu’il est vain En la fleur de l’âge De passer sa vie dans les tourments. Les pensées Les plus sévères Sont pour l’hiver de la vie. |