Après avoir placé la grâce au commencement du culte, et avoir rendu grâce dans la louange, les liturgies proposent une séquence de trois temps qui sont articulés selon un ordre variable. Certaines liturgies enchaînent la volonté de Dieu, la repentance et l’annonce du pardon, alors que d’autres commencent par la repentance et l’annonce du pardon et se terminent par la volonté de Dieu. Dans le premier cas, la volonté de Dieu conduit à la repentance alors que dans le second, elle est une conséquence du pardon.
Ces deux propositions montrent que nous pouvons avoir des lectures différentes de la loi. Les Réformateurs ont fait la distinction entre trois usages de la loi.
1ère compréhension : la loi s’adresse à tous, aux chrétiens et aux païens
La loi est nécessaire à toute vie en collectivité. Quand il n’y a pas de loi pour réguler les conflits, nous sommes sous le joug de la loi de la jungle – ou le régime des maffias – qui correspond à la domination du plus fort, ce qui est justement l’absence de loi. C’est dans ce registre que Lacordaire a dit : « Entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime et la loi qui libère. » La loi permet des relations qui ne reposent pas sur la force mais sur la justice.
Bibliquement, la plupart des commandements de la seconde table des dix paroles relèvent de cette première catégorie. Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d’adultère, ni de vol, tu ne porteras pas de faux témoignages sont des commandements qui s’inscrivent dans cette première compréhension de la loi. Ils s’appliquent à tous ; ils ne nous concernent pas en tant que chrétiens, mais en tant que citoyens. Quand nous sommes au culte, nous demeurons des citoyens, c’est pourquoi nous prions pour les autorités qui nous gouvernent et nous pouvons rendre grâce d’avoir le privilège de vivre dans un monde de droit.
On entend dire parfois que l’évangile abolit la loi, ce qui est vrai ; et qu’on n’a donc plus besoin d’annoncer la loi, ce qui est faux. Un passage de l’épître aux Galates dit : Ainsi la loi a été un précepteur (pour nous conduire) à Christ, afin que nous soyons justifiés par la foi. La foi étant venue, nous ne sommes plus sous ce précepteur [1]. Le précepteur était l’esclave chargé de conduire l’enfant jusqu’au maître qui devait l’enseigner. Dire que la loi est un précepteur qui conduit au Christ, c’est dire que l’Évangile est postérieur à la loi et non antérieur. Il faut passer par la loi avant d’arriver à l’Évangile. Chaque fois que nous invoquons la liberté chrétienne pour vivre en deçà de cette compréhension de la loi, nous sommes des fornicateurs de l’Évangile qui prenons prétexte de la liberté chrétienne pour nous exonérer du devoir de justice et de solidarité.
2ème compréhension, la loi conduit à la grâce
La loi est nécessaire pour la vie en collectivité mais quand elle devient religieuse, elle a tendance à se pétrifier pour se transformer en légalisme. Lorsqu’on fait des efforts pour suivre les exigences de la loi… au bout d’un moment on en vient à considérer qu’on est juste et bon et que si tout le monde se comportait comme nous, le monde irait mieux. La loi nous conforte dans notre propre justice… dans le langage biblique, elle fait de nous des pharisiens. Les pharisiens sont souvent des hommes remarquables, d’une grande piété ; le problème des pharisiens est qu’ils se comparent aux autres. Il est très difficile d’être sérieux dans sa foi sans devenir pharisien.
Pour répondre au danger du pharisaïsme, Jésus a radicalisé la loi : Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Tu ne commettras pas de meurtre ; celui qui commet un meurtre sera passible du jugement. Mais moi, je vous dis : Quiconque se met en colère contre son frère sera passible du jugement… Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Mais moi, je vous dis : Quiconque regarde une femme de façon à la désirer a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. Si ton œil droit doit causer ta chute, arrache-le et jette-le loin de toi. [2] Face à ces commandements, qui peut encore se déclarer juste ? Tu n’as pas commis de meurtre ? C’est bien et ne t’es-tu jamais mis en colère ? Tu n’as jamais trompé ta femme ? C’est bien, mais n’as-tu jamais convoité ?
Le positionnement de la loi avant la repentance dans le déroulé de nos liturgies s’inscrit dans cette dimension. L’énoncé de la loi a pour but de déchirer la pellicule de moralisme que nous portons, de nous conduire à être honnêtes avec la vérité de notre vie et à reconnaître que nous ne sommes pas justes devant Dieu.
Lorsque la loi conduit à la repentance, cette dernière est suivie de l’annonce du pardon car si la loi nous fait tomber, c’est pour que nous soyons ramassés.
3ème compréhension, la loi comme conséquence de la grâce
Dans nos liturgies, la loi est parfois dite après la déclaration du pardon, comme une conséquence de la grâce. Elle est alors un discernement pour repérer l’appel que Dieu pose sur nos vies et la façon dont nous sommes invités à y répondre.
Charles Péguy a écrit qu’on n’avait pas trop de toute une vie pour que l’eau qui a été versée sur notre tête le jour de notre baptême descende jusqu’à nos pieds. Il voulait dire par là que c’est le combat de toute une vie pour que la réalité de la grâce qui a été annoncée sur notre vie le jour de notre baptême arrive à imprégner la totalité de notre personne, pas seulement notre connaissance ou nos sentiments mais nos paroles et nos actes, notre regard et nos pensées, nos désirs et nos rêves. Si la grâce est comme une eau, notre être ressemble souvent à une éponge sèche. Nous avons besoin de la presser sous l’eau pour qu’elle s’imbibe progressivement jusqu’à devenir malléable et transpirante d’eau. C’est pourquoi nous avons besoin d’entendre et de réentendre l’appel à une vie renouvelée, une vie où l’Évangile n’est pas une lettre morte mais une lumière qui éclaire nos paroles, nos pensées et nos actions, afin de vivre ce que nous croyons et de devenir ce que nous sommes : des témoins de la grâce.
[1] Ga 3.24-25.
[2] Mt 5.21-22,27-29.