Nous avons défini la repentance comme un exercice de lucidité, la démarche qui consiste à être en vérité devant Dieu, avec notre foi et nos doutes, notre espérance et nos résistances, nos bonnes actions et celles dont nous sommes moins fiers. Quand nous nous présentons devant Dieu tels que nous sommes, Dieu nous répond tel qu’il est, et ce qui le définit à ce moment-là est le pardon.
Le pardon au fondement de la Réforme
L’histoire de Luther nous aidera à comprendre la place du pardon dans la spiritualité protestante. Jeune moine, Martin Luther est entré au couvent suite à un vœu. Alors qu’il était pris dans un orage en forêt, il pensait sa dernière heure arrivée. Il a alors déclaré que s’il en sortait vivant, il se ferait moine. Les conditions de sa vocation suggèrent une spiritualité de l’échange : on fait de bonnes œuvres pour le Seigneur afin qu’il consente à nous accueillir. Le problème de cette logique est que c’est un engrenage dans lequel on n’en fait jamais assez et Luther vivait dans la hantise d’un Dieu qui exigeait toujours plus de lui. Il est sorti de cette spirale mortifère en travaillant les Écritures lorsqu’il a découvert la révolution du pardon qui est au cœur de l’Évangile. Il a alors compris ce qui est pour lui le fondement de la révélation chrétienne : ce ne sont pas nos actes de justice qui nous rendent justes devant Dieu, mais l’amour du Christ qui nous accueille tels que nous sommes.
Un verset de l’épître aux Colossiens évoque particulièrement bien ce retournement en disant à propos du Christ : Il vous a réconciliés par la mort dans le corps de sa chair, pour vous faire paraître devant lui saints, sans défaut et sans reproche[1]. Ce verset est un énorme mensonge car il n’est pas vrai que je suis saint, sans défaut et sans reproche, mais ce verset est une vérité salutaire car il affirme que devant Dieu, je ne me présente pas avec les ambiguïtés de mon humanité, mais avec la sainteté qui est donnée en Jésus-Christ. C’est ce que voulait dire Luther lorsqu’il affirmait que le chrétien est à la fois juste et pécheur : avec les lunettes divines, il est juste car justifié par grâce ; alors qu’avec les lunettes humaines, il demeure empêtré dans les contradictions de son humanité.
Le pardon… un acte
Comment pouvons-nous être assurés du pardon de Dieu ? Le Nouveau Testament répond en affirmant qu’il ne dépend pas d’une décision de Dieu – sur laquelle il pourrait éventuellement revenir – mais qu’il repose sur un acte qui a été posé. Lorsque nous étions encore sans force, le Christ, en son temps, est mort pour des impies[2]. Dans le Nouveau Testament, le signe du pardon de Dieu se trouve dans la mort de son fils : Dieu lui-même ne peut pas faire que ce qui a été fait soit défait. À partir de la croix, on peut presque dire que Dieu est lié à sa miséricorde, que le pardon relève de son être. Depuis la croix, l’expression « Dieu est pardon » est un pléonasme.
Autrefois dans les liturgies, l’annonce du pardon était une affirmation radicale : « C’est une parole certaine, et digne d’être reçue avec une entière assurance, que Jésus Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs dont je suis le premier. » Et le pasteur poursuivait en déclarant : « Fondé sur cette promesse, en tant que serviteur de Jésus Christ, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, à ceux qui se repentent et qui croient, j’annonce ici le pardon de Dieu et j’atteste l’absolution de leurs péchés. » La radicalité du péché était suivie de la radicalité du pardon.
Nous avons vu dans le chapitre précédent que les plus grands pécheurs pardonnés étaient les plus proches de Dieu. Dieu ne nous appelle pas à la petitesse – petits péchés et petits pardons – mais à la grandeur : à être de grands pécheurs pardonnés. Cette articulation évangélique est évoquée dans la lettre de Martin Luther à son ami Philippe Melanchthon : « Sois un pécheur, et pèche vigoureusement ; mais, avec plus encore de vigueur, crois et sois heureux dans le Christ qui vaincra le péché, la mort et le monde… Pour cela il ne nous sera pas tenu compte de nos péchés, même si nous devions tuer et forniquer des milliers et des milliers de fois chaque jour. »[3]
Vivre en pécheur pardonné
Dans l’épître aux Romains, quand il a annoncé le pardon de Dieu, Paul fait une remarque qui vient immédiatement à l’esprit de quiconque prend au sérieux cette annonce : Que dirions-nous donc ? Demeurerions-nous dans le péché, afin que la grâce abonde ?[4] Si Dieu est définitivement et radicalement dans le pardon, à quoi bon être vertueux ? Nous pouvons laisser libre court à nos égoïsmes et à toutes nos vilenies puisque de toutes les manières Dieu pardonne ! Cette objection réduit le pardon à sa dimension juridique alors qu’il est beaucoup plus que cela : le pardon de Dieu est une expérience existentielle. Il ne suffit pas de savoir que Dieu pardonne – la foi n’est pas une idéologie – il faut le vivre.
Le pardon est une libération. Si je ne vis pas le pardon, je suis prisonnier de ma propre personne et en particulier du regard des autres. C’est l’attitude qui consiste à croire que la valeur d’une personne se mesure à ses revenus, ses connaissances, ses capacités de consommation, sa notoriété. L’évangile nous apprend que ce ne sont pas les autres qui justifient ce que je suis, mais le regard que Dieu porte sur moi, ce qui est le gage de ma liberté.
Par rapport à cette quête de justification à travers le regard des autres, nous pouvons entendre la méditation de Bonhoeffer qui a écrit : « Voici que la grâce de l’Évangile, si difficile à comprendre aux gens pieux, nous met en face de la vérité et nous dit : Tu es un pécheur, un très grand pécheur, incurablement, mais tu peux aller, tel que tu es, à Dieu qui t’aime. Il te veut tel que tu es, sans que tu fasses rien, sans que tu donnes rien, il te veut toi-même, toi seul… Réjouis-toi ! En te disant la vérité, ce message te libère. Dieu veut te voir tel que tu es pour te faire grâce. Tu n’as plus besoin de te mentir à toi-même et de mentir aux autres en te faisant passer pour sans péché. Ici, il t’est permis d’être un pécheur, remercie Dieu. » Parce que Dieu est pardon, nous pouvons être en vérité devant nous-mêmes et devant les autres et nous n’avons plus besoin de chercher la valeur de notre vie ailleurs que dans la liberté offerte par l’Évangile. Le pardon est une dynamique qui nous libère et nous permet de vivre sainement devant Dieu et devant notre prochain. En déclarant le pardon de Dieu sur nos vies, le culte nous ouvre un chemin de liberté.
[1] Col 1.22.
[2] Rm 5.6.
[3] Lettre de Martin Luther à Philippe Mélanchthon du 1er août 1521.
[4] Rm 6.1.