Raymond Heintz répond aux questions de Caroline Lehmann.

D’un côté, nous sommes attirés (fascinés ?) par le changement – il faut transformer son look, avoir l’Ipad dernier cri – et de l’autre, les changements nous font peur. Pourquoi ? 

Il y a deux tensions qui traversent tout un chacun, dont nous ne sommes pas maîtres, avec lesquelles nous composons nécessairement, le plus souvent de façon boiteuse et à notre insu : l’angoisse et le désir. Ces deux tensions ne fonctionnent pas de façon autonome, elles sont liées, et même, sous un certain aspect, indissociables. Elles sont également irrépressibles, dans le sens où la vie, la vie humaine, ne peut en faire l’économie : personne n’est à l’abri du désir ni de l’angoisse, et les innombrables stratégies d’évitement élaborées en sont bien la preuve ! Toute poussée du désir en nous, parce qu’il menace une certaine forme de stabilité, suscite une poussée équivalente d’angoisse. Freud disait que dans la quête de la Chose ultime que vise le désir, nous nous arrangeons pour mettre des obstacles, des résistances, ou des voies de dérivation, à l’instar d’une plaine alluviale qui vient absorber la crue d’un fleuve. 

L’éparpillement de notre désir en des registres de plus en plus variés et étirés, suscitant le plaisir et flattant notre narcissisme (la mode, qui est l’essence même du changement, les inépuisables sources de distraction qu’offrent les petits bijoux technologiques que sont nos smartphones…) fait partie de ces stratégies de dérivation ; c’est la multiplication infinie de petits plaisirs sans risque, en somme.

Ce qui devient plus risqué, et générateur d’inquiétude, c’est quand le changement n’est plus seulement « jeu de surface », mais touche à nos repères structuraux, à notre besoin de stabilité, notre manière d’appréhender le monde qui nous entoure. En jouant sur la racine étymologique, nous pourrions dire que nous voulons bien changer d’habits, mais pas d’habitude ! 

C’est pourquoi les changements peuvent résonner pour certains, notamment les plus fragiles, ceux qui sont les plus démunis face aux exigences d’adaptation et de flexibilité —pour reprendre le vocabulaire positiviste de la logique économique—, comme une mise à mal de ces repères structuraux, et donc engendrer de la peur et une résistance au changement. 

Pensez-vous que, dans le domaine de la foi/du religieux (domaine de l’intime), on est encore plus résistant au changement que dans d’autres domaines (changer de coiffeur passe encore, mais accepter de devoir faire quelques kilomètres pour participer à un culte, ça non !) ? Si oui, pourquoi ? 

C’est possible, quoiqu’il soit difficile de généraliser… si la question se pose, c’est bien qu’elle correspond, je suppose, à une certaine réalité sur le terrain. Le domaine du religieux ou de la foi a nécessairement une proximité avec la fonction du rituel. Le rituel a sa raison propre, dans le domaine du religieux : préservation, indication et intermédiaire avec la dimension du sacré. Mais le rituel comme dimension propre au religieux peut aussi trouver un écho, une forme d’alter ego, dans une organisation de vie où l’on n’est pas enclin à déroger aux habitudes : c’est rassurant, les habitudes, « c’est comme ça et pas autrement » peut-on entendre. 

Dans ma pratique professionnelle, je peux écouter des personnes dire qu’elles savent bien que leurs rituels (vérifier si les portes sont bien fermées, si les mains ont été lavées, si la poussière a été suffisamment traquée, si… la liste est très longue…) sont parfaitement stériles et superfétatoires, « oui, mais voilà, c’est comme ça, si je veux avoir la paix en moi, il faut que j’en passe par là ». Nous retrouvons là la nécessité de l’obstacle, comme indiquée plus haut. C’est dire la fonction de pare-angoisse du rituel, et consécutivement, la résistance opposée au changement, particulièrement dans ce domaine, que vous mentionnez justement comme relevant de l’intime. 

Comment accompagner les changements dans l’Église ? 

On a coutume de dire que l’église doit rester au centre du village. Soit. On pourrait ajouter, pourquoi pas, et si c’est au centre de mon village, c’est encore mieux ! On peut aussi laisser résonner en nous le « que Ta volonté soit faite » (et non prioritairement la mienne…), et en méditer les implications et conséquences : si je crois que Dieu est amour, il faut bien que j’accepte d’être bousculé par la question de l’autre – pas seulement celui que je désigne ou tolère comme mon semblable – et du vivre ensemble. 

Certains désertent l’église parce qu’ils pensent qu’elle ne change pas, qu’elle est archaïque, parce qu’elle ne répond plus à leurs aspirations, à leurs interrogations. D’autres la désertent parce qu’ils ne retrouvent plus l’église d’autrefois, le pain quotidien qu’ils avaient comme habitude d’y manger.

Et alors ? Alors, ça passe parfois par des crises. Je me suis laissé dire, pour donner un exemple, que la question de la bénédiction des couples homosexuels, et la courageuse position officielle de la Fédération protestante de France, a particulièrement divisé et parfois clivé nombre de paroisses locales.

Mais si nous sommes lecteurs de la Bible (je pense en particulier à la Genèse), nous nous apercevrons que les crises ont été nombreuses en son sein, et qu’elles se sont révélées, à postériori, salutaires !

Alors ? Alors l’Église ne doit pas avoir peur des crises. Son moteur, son mot d’ordre, doit être d’accueillir et de protéger ceux qui ont une foi d’enfant et d’accompagner ceux qui sont en chemin vers une foi adulte, comme on est en chemin vers la Terre Promise. A la fois domus et apostolos.

C’est à l’aune de cette double exigence qu’elle pourra rester temple en construction, et non vestige de l’Histoire. 

Comment résister au diktat de ceux qui veulent toujours tout révolutionner ? A l’inverse, quand ce sont les « conservateurs » qui font la loi ? 

L’église est à la fois établissement et institution. En tant qu’institution, sa mission est de réinterroger de novo ses fondamentaux, à la lumière de la complexité du monde, sans s’y noyer, et sans récuser cette complexité et les tensions qui traversent le monde. Mise en chantier et mise en perspective. En tant qu’institution, elle doit veiller à ce que l’établissement ne glisse pas vers l’établi, à ce que sa maison soit ouverte sur le monde, comme elle se doit d’accueillir ceux qui souhaitent y séjourner. L’église n’est la maison de personne, ni la maison de tous : elle est la maison du Père, c’est autre chose. 

Comment chacun de nous peut-il vivre au mieux la tension entre aspiration au changement et besoin de stabilité ? 

D’abord en prenant acte de cette tension, en ne la vivant pas uniquement comme un mal de tête dont il faudrait se débarrasser par je ne sais quel paracétamol religieux. En l’acceptant comme nécessaire et vitale pour notre condition humaine. Et en cherchant, puis en trouvant un lieu, des lieux, où ces deux tensions, aussi légitimes l’une que l’autre, puissent être accueillies, reconnues, acceptées, travaillées et interrogées ! 

Ils ne sont pas répertoriés, les lieux de cet ordre. En tout cas pas répertoriés dans un guide officiel, avec toutes les garanties qui vont avec. Parce qu’ils ne sont pas, ne peuvent pas, ne doivent pas, être de l’ordre de l’établi, ils sont tout à la fois peu et multiples, appelés à mourir et à renaître. Est-ce que l’Église peut offrir de tels lieux ?

C’est de sa responsabilité, et c’est tout le mal qu’on peut lui souhaiter !